Maçonnerie et laïcité par Daniel Keller
Huffington Post 07/05/2015 21h45
LAÏCITÉ - Un député, Philippe Doucet pour ne pas le nommer, s'est permis de traiter, dans un grand quotidien, les francs-maçons de laïcards que la religion « emmerdait » (sic). Nonobstant la vulgarité du propos, une telle affirmation traduit une méconnaissance assez profonde de notre franc-maçonnerie. Le Grand Orient de France rassemble des hommes et des femmes de toutes convictions, croyants ou libres penseurs. C'est parce que nous avons des ateliers qui travaillent sur l'évangile selon Saint Jean tandis que d'autres scandent à la fin des tenues "Ni Dieu Ni Maître" que la maçonnerie du Grand Orient de France manifeste force et vigueur. La maçonnerie n'exige pas d'adhérer à une ligne politique, elle rassemble toutes celles et tous ceux pour lesquels le contrat social est une construction de tous les jours qui nécessite de rassembler ce qui est épars. Parce que la société que nous voulons n'est ni une commune populaire encadrée par des gardes rouges ni un camp entouré de barbelés.
Toutefois chacun sait qu'il n'y a pas de société sans règle du jeu si l'on veut éviter la discorde et la guerre de tous contre tous. C'est le sens de la laïcité que de fixer de telles règles en équilibrant subtilement les droits et les devoirs de chacun. Dans une République laïque chacun a le droit de pratiquer sa religion, ailleurs que dans des caves, dans une République laïque, on n'a pas à ne pas respecter les interdits alimentaires dans les cantines scolaires, c'est la raison d'être des menus de substitution, dans une République laïque on n'a pas à régir les tenues vestimentaires des uns et des autres dans la rue, sous réserve de ne pas troubler l'ordre public, dans une République laïque, on n'a pas à transformer une communauté religieuse en bouc émissaire de nos problèmes politiques et sociaux.
Ceci étant rappelé, dans une République laïque, chacun doit aussi se mobiliser au service de la communauté des citoyens, la seule communauté dans laquelle nous puissions dépasser nos appartenances singulières pour concrétiser un véritable "être ensemble". C'est ainsi que l'on fait société. On peut craindre que la démultiplication des revendications confessionnelles qui traversent le monde aujourd'hui ne traduise un renoncement implicite à cette ambition de bâtisseur et la tentation du retour voire de la régression vers des groupements communautaires.
Veut-on faire communauté ou société ? Le débat est ancien. La tentation communautaire est la conséquence des impasses dans lesquelles notre temps semble nous précipiter et la réponse diffuse d'un monde en désarroi. C'est aux politiques de nous sortir de l'ornière et cela repose sur une ambition : rassembler tous les hommes et les femmes aujourd'hui en déshérence dans la construction d'un nouveau projet de société. Les Francs-Maçons peuvent y aider !
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« Plaidoyer pour la fraternité », d’Abdennour Bidar
Mardi 24 mars 2015
Par Pierre Hayat prof philo lycée J Ferry Paris journaliste libé
« Que faire ? » : la question surgit quand une analyse lucide révèle la complication d’une situation et qu’on veut agir comme il convient. Dans son dernier livre, Plaidoyer pour la fraternité1, paru en février dernier, le philosophe Abdennour Bidar pose cette question au lendemain des attentats meurtriers et de la mobilisation de janvier 2015. Si les républicains sont accoutumés à associer la liberté et l’égalité pour porter leur projet, la fraternité est souvent contournée, suspectée d’idéalisme et de sensiblerie impropres à un monde de violences. À ce prétendu réalisme, Abdennour Bidar substitue, dans un contexte d’urgence, l’idéal concret de la fraternité. Aujourd’hui, si les républicains se contentent de réclamer des réponses sociales et institutionnelles qui tardent à venir, il faut se préparer en France à une partition entre communautés fermées, susceptible à tout moment de virer en guerre civile. Les attentats sidérants des 7, 8 et 9 janvier nous ont aussitôt jetés devant cette question : Comment des jeunes nés et grandis en France ont-ils pu basculer dans cette barbarie ? Il y eut ensuite les marches historiques du 11 janvier qui marquèrent un refus du fanatisme et un élan pour la liberté d’expression. Mais après cette levée d’un jour, que faire ? Telle est la question que pose Bidar, observant que l’opposition stérile des « Je suis Charlie » et des « Je ne suis pas Charlie » interdit d’imaginer que la France de 2015 serait durablement rassemblée autour de ses principes fondateurs. Deux sacrés semblent à nouveau s’affronter : la liberté d’expression et le religieux. Du coup, la laïcité a la tâche d’inventer de nouvelles solutions. Car si sa première exigence est la liberté de conscience et d’expression, sa vocation historique est de rassembler le peuple.
Aujourd’hui, la laïcité est dénigrée par ceux qui y voient un moyen de combattre l’islam et elle est trahie par ceux qui l’utilisent comme arme de repli identitaire. Elle offre pourtant à tous, croyants et non-croyants, les mêmes droits. Abdennour Bidar qui est aujourd’hui l’un des meilleurs serviteurs de la laïcité, comme rédacteur et propugnateur de la Charte de la laïcité à l’École, explique que la France laïque lui a permis de cultiver librement son rapport à l’islam. Il rappelle aussi que l’assassinat du policier prénommé Ahmed, lâchement abattu par l’un des tueurs en fuite après le massacre de Charlie Hebdo, a confirmé par l’absurde la compatibilité de l’islam avec la République laïque. Mais cela ne le conduit pas à nier la réalité de l’islamisme terroriste, cancer de l’islam, en France et dans le monde. La bonne conscience du musulman qui croit se défendre du mal qui mine de l’intérieur sa religion en assurant que l’islamisme ne le concerne pas, est interpellée. Quant à l’idéologie aveugle d’une gauche qui a renoncé à ses principes, ne voyant dans l’islamisme qu’un problème socio-économique et la sanction implacable du colonialisme du siècle dernier, elle oublie que toutes les religions, islam compris, peuvent provoquer des ravages destructeurs. Ce déni de la nocivité de l’islamisme trouve en miroir la suspicion inculte d’un islam irrémédiablement incompatible avec la démocratie et les droits de l’homme. Bidar montre qu’on ne sort pas de cette opposition mortifère en réclamant une intégration de l’islam dans une France supposée harmonieuse, sommée d’assimiler un corps étranger. La problématique est plutôt la réactivation de la puissance intégratrice de la laïcité dans une France atteinte par les fragmentations et les inégalités produites par l’ultra-libéralisme, très au-delà de la situation des jeunes issus de l’immigration. « Aujourd’hui, écrit Bidar, nous avons tous besoin d’intégration. » Et, selon lui, le cœur de la réponse à cet urgent besoin réside dans la fraternité. Sans la fraternité, la France de la liberté et de l’égalité ne serait pas un territoire où tous sont ensemble quels que soient leur couleur de peau, leurs croyances religieuses, leur athéisme, leur terroir régional ou le pays de leurs ancêtres. On voit pourquoi l’une des tâches de la France laïque contemporaine est d’aider les musulmans à se débarrasser, par l’étude libre, de ce que l’islam a d’archaïque, répressif et dogmatique.
Reste une question à laquelle les fondateurs de la laïcité française s’étaient déjà confrontés : comment les valeurs de la République peuvent-elles inspirer les esprits pour devenir des puissances unificatrices de la société ? Assurément, l’instruction est un des vecteurs de ce processus mais elle n’a jamais suffi. Abdennour Bidar reprend le problème sous l’angle de la fraternité, comme valeur de socialité trouvable dans la solidarité, l’amitié, l’entraide, l’amour, la coopération, la générosité… Il montre que l’horizon de la fraternité humaine est l’envers positif des combats contre la haine, le racisme, les discriminations. À l’inverse des cyniques pour qui fraternité rime avec naïveté, Bidar rappelle que la fraternité engage l’idée d’universalité humaine ; qu’elle dépasse le cadre immédiat de la famille et de la communauté et, sans rien imposer, se construit par la raison et l’imagination. Elle se révèle à celles et ceux qui édifient ensemble une œuvre commune. « Force-les de bâtir ensemble une tour et tu les changeras en frères », écrivait Saint-Exupéry. Éminemment positive, la fraternité laïque peut rassembler croyants, agnostiques et athées, tous capables d’y retrouver une part de leur horizon intellectuel et moral. Elle pulvérise les raisonnements tordus des charlatans sociologues, adeptes des communautarismes qui sélectionnent les discriminations et les racismes à coups de ressentiments. Associée à la liberté et à l’égalité pour former la devise républicaine, soutenue par la rationalité critique qui lui apporte son exigence philosophique, la fraternité est aujourd’hui l’indispensable de la laïcité. Le livre se conclut par dix propositions pour une France fraternelle : sur les ghettos, l’islam, l’école, un service civique obligatoire… La huitième proposition invite à « retrouver l’esprit des mouvements d’éducation populaire », outils intellectuels et lieux de solidarité autour d’idéaux partagés ; concrétisation vivante d’une fraternité sociale et républicaine.
1 A. Bidar, Plaidoyer pour la fraternité, Albin Michel, 2015, 111 p., 6 €.
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Propos recueillis par Vincent Remy Publié le 25/01/2015. Mis à jour le 26/01/2015 à 12h54. TELERAMA
http://www.telerama.fr/idees/abdennour-bidar-philosophe-je-suis-convaincu-qu-existe-un-universel-humaniste,121931.php
Pour le philosophe, un islam humaniste, respectueux des droits de l'homme, est possible. Il appelle le monde musulman à se battre contre la barbarie et à inventer une nouvelle spiritualité.
Et si les intellectuels de culture ou de confession musulmane faisaient enfin entendre massivement leurs voix ? Dans le New York Times, vingt-trois d'entre eux, américains, canadiens, anglais, viennent de lancer un retentissant appel à une « réforme de l'islam ». En France, Abdennour Bidar, 44 ans, philosophe, producteur à France Culture, chargé de mission sur la laïcité au ministère de l'Education nationale, ne les avait pas attendus : depuis dix ans, il s'est engagé à montrer que la spiritualité musulmane aurait tout à gagner d'une complète remise en cause des interprétations actuelles du Coran. Sa « Lettre ouverte au monde musulman » est un vibrant appel à l'autocritique et à la réforme. Abdennour (« serviteur de la lumière ») Bidar est porteur d'espoir...
Comment avez-vous réagi aux massacres des 7, 8 et 9 janvier ?
Bouleversé, sidéré. En tant que citoyen français, être humain, mais aussi philosophe de culture musulmane, engagé dans une lutte pied à pied, d'une part contre les stigmatisations de l'islam, d'autre part contre les obscurantismes qui le gangrènent. Mais, très vite, je me suis dit qu'on avait, avec cet acte de barbarie, l'occasion de ce que Pierre Rabhi appelle une « insurrection des consciences » : on ne peut plus laisser passer, il faut intensifier le combat. Contre le défaitisme, le renoncement à nos valeurs de la République, de l'humanisme, des droits de l'homme. Contre l'idée aussi que derrière chaque musulman il y aurait un terroriste en puissance, que par essence l'islam serait une religion violente. Contre enfin, dans le monde musulman, la sous-culture de l'islam, qui donne le bâton pour se faire battre et alimenter ce type de préjugés...
En octobre, dans votre « Lettre ouverte au monde musulman », vous écriviez : « Les racines de ce mal qui te vole aujourd'hui ton visage sont en toi-même, le monstre est sorti de ton ventre »...
Un otage français venait d'être égorgé par des gens se réclamant de l'islam et on s'en serait tenu à l'indignation défensive ? J'en avais assez de voir les musulmans s'indigner que l'islam soit détourné de son sens, même s'ils ont raison de le faire, sans être capables de la moindre autocritique. Oui, ces phénomènes terroristes émanent d'une radicalité qu'il faut séparer de l'islam, mais on doit chercher les racines du mal du côté de ce qu'Abdelwahab Meddeb appelait « la maladie de l'islam », de ce que j'appelle tous les « ismes » de l'obscurantisme – dogmatisme, antisémitisme, machisme... Nous avons obligation, nous tous qui sommes de culture musulmane, de restaurer l'islam comme culture. De lutter pour qu'il ne soit pas gangrené par ce mal qui fait basculer une partie importante du monde musulman dans la barbarie.
“Pour les musulmans, l'athéisme reste un impensé et un tabou complet.”
Comment avait été reçue votre lettre ?
Comme d'habitude, j'ai eu quelques manifestations de sympathie. Des gens de culture musulmane, parfois croyants, certains pratiquants. Je n'ai pas le souvenir d'un intellectuel français qui aurait dit : ce genre de voix a besoin d'être soutenue. Tout a changé avec les attentats, et ma lettre circule sur le Net en anglais, en arabe, en italien...
Et les athées de culture musulmane, pourquoi ne les entend-on pas ?
Bon nombre de musulmans entretiennent un rapport très lâche au religieux, mais l'athéisme reste un impensé et un tabou complet. L'islam ne reconnaît toujours pas le droit à l'athéisme, ni le droit de changer de religion. Dans certains pays musulmans, on peut être condamné à mort. Le penseur tunisien Fadhel Ben Achour (1909-1970) dit qu'il y a dans les sociétés musulmanes une « orthodoxie de masse », diffuse, mais extrêmement coercitive. A cause de cette pression sociale, se dire agnostique ou athée est impossible à assumer, et cela même pour les consciences émancipées. Devant de tels blocages sur la liberté d'expression de soi, on comprend que le terrorisme qui nous mobilise aujourd'hui est la partie émergée de l'iceberg. Si la culture musulmane ne s'empare pas de ce moment pour faire son autocritique, inévitablement, on verra sans cesse resurgir cette violence.
“La capacité de l'islam à spiritualiser l'existence est suffisamment forte pour qu'il n'ait pas peur de la liberté de conscience.”
En 2005, dans un « Manifeste pour un islam européen », vous appeliez déjà à « refondre les principes de l'islam ».
Deux ans plus tôt, en 2003, la revue Esprit avait publié ma « Lettre d'un musulman européen », devenue un livre, Un islam pour notre temps, dans lequel j'interroge ce postulat selon lequel l'islam est compatible avec la modernité. Moi je dis : chiche ! Ne le proclamons pas comme si c'était acquis, passons le Coran et les matériaux dogmatiques de l'islam au crible des droits de l'homme, qui ont fait la preuve de leur universalité. Une fois soustrait ce qui est incompatible avec les droits de l'homme, qu'est-ce qui reste ? L'islam est-il menacé dans sa sacralité, dans sa dignité spirituelle ? Je montre que non ! La capacité de l'islam à spiritualiser l'existence est suffisamment forte pour qu'il n'ait pas peur de la liberté de conscience, de l'égalité des sexes, du droit à la critique, du droit de chacun à changer de religion. La tradition m'impose de faire cinq prières par jour, de jeûner le mois de ramadan, de respecter ce qui est hallal, c'est-à-dire permis, et haram, c'est-à-dire défendu ? Moi, je veux pouvoir juger à chaque instant, décider en mon âme et conscience, ce qui me semble bon spirituellement.
Avec ce travail, ne mettez-vous pas l'islam en position d'infériorité face à la modernité occidentale ?
Non, car ma critique est mutuelle : l'islam n'a pas seulement à se mettre en position d'être jugé, il faut qu'il juge aussi. Parce que l'Occident connaît ses impasses : le vide de sens, l'individualisme, le matérialisme, tout ce qu'on déplore depuis des années. J'interroge aussi les théories occidentales de la sortie de la religion, ébranlées par le retour du religieux. La culture musulmane doit entrer dans ce débat.
“Sortir de la religion, ce n'est pas évacuer le religieux mais réfléchir la religion comme un phénomène social et culturel parmi d'autres.”
Pourquoi les musulmans le feraient-ils puisque l'islam est en expansion ?
C'est plus compliqué. Dans le monde musulman, on assiste à un mouvement contradictoire, avec d'un côté, un retour vers le religieux pur et dur, parfois régressif, de l'autre, des appels formidables à une sortie de la religion. Qu'est-ce que ça veut dire, sortir de la religion ? Non pas évacuer le religieux et la vie spirituelle, mais réfléchir à cette situation nouvelle où la religion n'est plus le moteur de l'Histoire, le centre d'une civilisation, ne légifère plus tous les instants de l'existence, mais devient un phénomène social et culturel parmi d'autres. Cela demande à être pensé, surtout pour l'islam, qui en est à son quinzième siècle. C'est une religion jeune, ce qui ne doit pas lui servir d'alibi ou de justification.
En 2005, avec Self Islam, vous montriez déjà un mouvement vers un islam intime, de la « conviction personnelle ». Phénomène en régression ou en progression ?
Je ne peux quantifier ce qui se passe dans un milliard de consciences musulmanes. J'observe que des sociétés musulmanes stagnent ou régressent. En stagnation, l'Arabie saoudite, qui abrite les Lieux saints, c'est pour cela que je dis que la maladie est au coœur de l'islam. En régression, le Pakistan, en face d'une Inde qui elle-même se crispe sur le plan religieux puisqu'un parti nationaliste veut promouvoir « l'hindouïté ». Mais il y a eu la Constitution tunisienne, et une modernité qui se cherche en Turquie ou en Iran. Le monde musulman est un grand corps malade qui fait quelques progrès, mais je ne suis pas prophète, on ne sait pas dans quelle direction ça va basculer.
Et en France ?
La situation est contrastée. La régression est nette là où on a laissé s'installer les ghettos sociaux. Notre société porte la responsabilité d'avoir laissé s'installer ces zones de relégation, où la mixité culturelle n'existe plus. On fait de ces gens ghettoïsés des proies pour des discours qui vont leur donner a minima la sécurité d'une religion communautaire. La seule chaleur humaine qui leur est laissée, c'est leur identité d'origine.
Les frères Kouachi habitaient dans Paris, avec des possibilités de mixité, ils ont fréquenté l'école, la République n'a pas totalement failli à leur égard...
C'est vrai, et ce n'est pas parce qu'on tient compte du facteur social qu'on doit minimiser le facteur religieux ! Il ne faut pas développer un imaginaire fantasmatique des banlieues. Quand vous allez en Seine-Saint-Denis, ce n'est pas un territoire perdu de la République à 100 %. Il y a des espaces publics, des écoles, des bibliothèques. Il y a donc une responsabilité de l'islam. Et un phénomène de sous-alimentation culturelle. J'en appelle à la responsabilisation des familles de culture musulmane : que transmettez-vous à vos enfants en matière morale et religieuse ? Et votre éducation à la tolérance ? A la fraternité ? La capacité que vous donnez aux enfants à vivre dans une société où tous ne partagent pas les mêmes convictions, les mêmes croyances ?
“Il faut qu'à l'école les élèves débattent, apprennent à parler ensemble, d'abord des valeurs communes, puis de leurs différences.”
Comme les autres familles, les familles de culture musulmane sont souvent éclatées...
L'éclatement ne peut servir de justification. Dans une famille monoparentale, il reste un parent. Bien sûr, on doit prendre en compte les situations difficiles. Mais ne cherchons pas toujours des justifications ou des excuses. Les familles musulmanes, dans la culture qu'elles transmettent, ont une responsabilité qui renvoie, en miroir, à la responsabilité de notre république. Intégrer les gens, ce n'est pas seulement faire qu'ils aient un logement, c'est aussi veiller qu'ils soient instruits, avertis des valeurs républicaines et humanistes, et qu'on leur donne les moyens de comprendre qu'il n'y a pas concurrence entre leur fond culturel propre et les valeurs que la République leur demande de partager. Car je suis convaincu qu'existe un universel humaniste.
N'est-ce pas le rôle de l'école ?
Si, et il faut donc qu'elle forme ses professeurs, car beaucoup disent : on est démuni, on ne sait pas faire. On a donc écrit la « Charte de la laïcité à l'école » et élaboré le matériel pédagogique qui permet de s'approprier cette charte, disponible depuis la rentrée 2013. Il faut que les élèves débattent, apprennent à parler ensemble, d'abord des valeurs communes, ensuite de leurs différences. Parce que s'ils n'en parlent pas dans la classe, ils se battront dans la rue. Mais ça ne s'improvise pas. Avec ce matériel pédagogique, les professeurs peuvent mener ce que Habermas appelle une « éthique de la discussion ».
Vincent Peillon avait été beaucoup critiqué pour avoir voulu réintroduire ces valeurs morales à l'école...
Comme d'habitude, on a eu affaire au concert des cyniques. Ou des démoralisés, dans les deux sens du terme : ils n'ont pas le moral et ne veulent pas de morale. On a tout entendu : peut-on vraiment trouver une morale commune ? Va t-on avoir affaire à une morale d'Etat, à un prêt-à-penser ? Comme si l'école, avec un siècle de pédagogie derrière nous, allait faire cette erreur grossière d'imposer une morale de grand-papa, des maximes qu'on apprend par cœur ! Cette défiance traduit bien notre scepticisme sur l'universel. Quel mépris de penser que la tolérance, par exemple, ne puisse être « leur valeur ». Que dans les civilisations hindoue, confucéenne, musulmane on ne trouve rien qui, de près ou de loin, ressemble à la tolérance !
“Il faut abandonner ce scepticisme délétère qui nous ghettoïse mutuellement.”
Il y aurait trop de sociologie en France, pas assez de philosophie ?
Trop d'une certaine anthropologie différencialiste, qui, à force de relativiser, est devenue incapable de voir l'universel. Cet universel, je ne l'ai pas inventé. J'ai cherché dans l'histoire des idées occidentales, et dans ma culture musulmane – l'histoire, la philosophie, la théologie –, des héritages concrets qui nous aident à forger des figures d'universel. Il faut abandonner ce scepticisme délétère qui nous ghettoïse mutuellement.
La France, hostile au communautarisme, est pourtant mieux placée que d'autres pays occidentaux pour faire ce travail, non ? Regardez la peur des Anglo-Saxons face à l'irrespect, à la satire, au blasphème...
Le rire, nous a appris Bergson, est une catégorie de l'esprit critique ! Il en va non seulement de la liberté humaine, mais de la puissance d'affirmation de l'être humain face à ce qui le tétanise, le sacré et la mort. Soit nous choisissons une transcendance qui nous écrase et ne nous laisse d'autre attitude possible que la prosternation et la soumission, et là, on arrête de rire. Soit on affirme que la liberté humaine est à la hauteur de cette transcendance, on la regarde dans les yeux, et on rit. Ce qui est en jeu, c'est bien le choix qu'on fait de notre humanité. Si l'on considère, après Pascal, que l'homme n'est pas seulement « faible et misérable », mais qu'il y a aussi en lui quelque chose de l'infini, on n'a pas à se laisser impressionner par ce qui nous dépasse. Le sacré est à notre démesure, la mort est à notre démesure. Les dieux sont à notre démesure. Donc, Charlie, qui les contestait, avait une fonction métaphysique.
D’autre propos sur :
http://blog.oratoiredulouvre.fr/2014/10/tres-profonde-lettre-ouverte-au-monde-musulman-du-philosophe-musulman-abdennour-bidar/
http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/01/07/resister-collectivement-a-la-haine_4551015_3232.html
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Histoire du monde ouvrier 8
Du Congrès de la salle d’Arras à la Loi Waldeck Rousseau…
Sept ans après la constitution de la Chambre fédérale des sociétés ouvrières de Paris, huit ans avant la Loi Waldeck Rousseau autorisant les syndicats, le Congrès de la salle d’Arras est une étape très importante dans la formation du mouvement syndical moderne.
Les ouvriers se remettent doucement de la tragédie de la Commune, le mouvement ouvrier reprend progressivement de l’ampleur. En 1872, le gouvernement dissout la Chambre fédérale des sociétés ouvrières de Paris…Pour faire face à la multiplication des grèves, le pouvoir accepte enfin l’abrogation de la loi Le Chapelier et des articles du Code pénal contre les coalitions qui interdisaient le principe même des associations de défense des « prétendus intérêts communs » des ouvriers. Un an plus tard, une restauration monarchiste échoue de très peu ; aux élections législatives de février-Mars 1876, royalistes et bonapartistes n’obtiennent que 155 sièges contre 360 aux républicains.
Or ces derniers ne sont pas hostiles au mouvement ouvrier. Les travailleurs de Besançon en profitent et créent le premier syndicat de l’horlogerie (1876), en liaison avec le puissant mouvement suisse.
C’est dans ce contexte qu’a lieu le Congrès de la salle d’Arras, à Paris, le 20 Octobre 1876. Les Chambres syndicales parisiennes réussissent à organiser un congrès réunissant 360 délégués dont 255 de Paris. D’entrée, le Comité d’initiative se démarque du politique : il déclare, avec des accents qu’on qualifierait aujourd’hui « d’ouvriéristes » : « tous les systèmes, toutes les utopies que l’on a reprochés aux travailleurs ne sont jamais venus d’eux, tous émanaient de bourgeois, bien intentionnés sans doute, mais qui allaient chercher les remèdes à nos maux dans des idées et des élucubrations au lieu de prendre conscience de nos besoins et de la réalité ».
Le congrès réclame la liberté de réunion et d’association, le droit au travail, un salaire décent et les assurances chômage, vieillesse et maladie. Il affirme sa volonté d’indépendance vis-à-vis de l’Etat, des partis et de l’idéologie socialiste pour se pencher sur l’étude pratique des revendications citées en introduction par la Comité d’initiative.
Ce congrès où se côtoient mutualistes, coopérateurs, ouvriers ( qui seuls ont droit à la parole) est à sa manière un premier pas vers la construction du syndicalisme autonome…
Les communards socialistes en exil (par la plume d’Edouard Vaillant) critiquent violemment cette autonomie d’action, traitant les délégués de « syndicaux de formation versaillaise, auxiliaires et point d’appui du monde bourgeois ». Cette forme d’indépendance syndicale dérange dans les rangs des militants marxistes, mais en revanche, proudhoniens et positivistes résistent à la propagande politique, et les collectivistes repassent à l’offensive lors du 3ème congrès qui se tiendra à Marseille en 1879, réussissant à faire voter un texte demandant « la collectivité du sol, du sous sol, des instruments de travail et des matières premières » mais échouent à faire accepter la primauté du politique sur le social ! Ils avaient en fait le but ultime de créer un « parti des travailleurs…
Jules ferry est l’initiateur en 1880 d’un projet de texte législatif autorisant les syndicats (ouvriers et patronaux). Confronté aux multiples tentatives d’enlisement menées par les députés les plus conservateurs, ce n’est qu’à l’issue d’une bataille parlementaire de quatre ans que Waldeck Rousseau, alors ministre de l’Intérieur du second gouvernement Ferry, pourra enfin faire voter cette Loi du 21 Mars 1884. Même si elle soumet le fonctionnement des syndicats à des règles strictes, elle marque cependant le point de départ pour de nouvelles étapes : l’organisation des salariés peut désormais se développer au grand jour (mais à l’extérieur des usines et ateliers et sauf dans la Fonction Publique) sans l’autorisation du gouvernement.
La loi autorise les syndicats professionnels à ester en justice, de disposer librement du produit de leurs cotisations, d’acquérir les immeubles nécessaires à leurs activités, de constituer des caisses de secours mutuels ou de retraites. Les syndicats peuvent aussi former des Unions de syndicats ( qui, elles ne peuvent pas ester en justice).
Enfin, obligation est faite aux syndicats de déposer leurs statuts et d’indiquer les noms des responsables (qui doivent être français et jouir de leurs droits civils).
Ces contraintes ont amené une certaine lenteur dans la progression de la généralisation des syndicats professionnels. D’autant que le patronat n’a cessé de multiplier les menaces sur les ouvriers pour retarder l’application de la Loi.
Face à cette offensive, les dirigeants ouvriers sont divisés, avec d’un côté les défenseurs d’un syndicalisme indépendant, et de l’autre, les « guesdistes » pour qui la lutte a une finalité essentiellement politique. Une fédération nationale des syndicats est crée à Lyon en Octobre 1886 mais les conflits entre guesdistes et «possibilistes » empêcheront son développement. Elle sera concurrencée en 1892 par la création de la fédération des Bourses du travail.
Ces divisions sont mal vécues par la classe ouvrière, et cette dernière imposera à partir de 1893 un processus de rapprochement entre ces deux catégories, qui aboutira deux ans plus tard à la création de la première centrale syndicale : la Confédération Générale du Travail CGT.
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Quand les réformes déforment
J’ai beaucoup lu là-dessus, et même écrit un peu (dans un petit ouvrage sur la société contemporaine auquel les éditeurs sont restés réfractaires). Je partage complètement les remarques de Jean-Louis sur les points soulevés par l’article de Marianne.
Le déclin de l’enseignement français (jadis un des meilleurs du monde) va pouvoir continuer et la dégringolade dans le classement international (Pisa) va se poursuivre de plus belle.
Au nom d’un égalitarisme de façade (comme si l’abaissement du niveau des masses effaçait les disparités…), une énième réforme de l’éducation dite « nationale » va poursuivre le travail de destruction de toutes les réformes précédentes. En l’absence d’une vraie volonté de construire sur des fondations solides (à savoir l’acquisition des fondamentaux : lire, écrire, compter), nous continuerons de construire des châteaux de sable et de nous distraire dans le périscolaire. La technique ne change pas : il suffit de faire entrer les dysfonctions dans la norme. Exemple : les jurys ayant constaté la nullité des candidats (bourgeois ou populaires) en matière de culture générale, cette épreuve a été supprimée des concours de recrutement de nos futures « élites ».
Avant d’être livrée aux communautarismes, l’éducation nationale établissait les principes d’un élitisme républicain donnant une chance égale à chaque futur citoyen, toutes origines confondues, de s’élever dans la société, en fonction de ses talents et de son effort (c’était la définition du beau mot d’« élève », sottement transformé en « apprenant »). Avec les dispositions actuelles, cet ascenseur social restera coincé entre deux étages.
Implicitement, le ministère fait comme si la carte des classes sociales se superposait à celle de la bêtise (défavorisés = imbéciles, nantis = bons élèves). À l’en croire, il suffirait désormais de fourrer tout le monde en classe économique et de généraliser la médiocrité. Dans le monde anglo-saxon, on appelle cela le « syndrome du grand coquelicot » (tall poppy syndrome, TPS). Au Livre I de son Histoire de Rome, Tite-Live (s’inspirant d’Hérodote), cite l’anecdote suivante : comme son fils demandait à Tarquin le Superbe un conseil pour asseoir son autorité, le roi prit un bâton et, devant le messager, il décapita les coquelicots les plus hauts. Le conseil fut suivi et tous les patriciens les plus brillants furent expédiés ad patres. Quand la menace de décapitation est intériorisée, l’homme d’exception se ravale de lui-même au niveau de la masse : il rentre la tête dans les épaules.
Depuis une génération, nous assistons à la fin de l’Histoire, avec celle de la chronologie. Cela permet de mettre en circulation des esprits déstructurés, incapables de se situer dans le cours du temps, et donc de maîtriser leur destinée. Tout cela se fait à la bonne franquette, selon le feeling (et/ou les préjugés) de l’enseignant, l’essentiel étant de cloîtrer les élèves dans l’illusion d’un éternel présent. Quant aux Lumières, elles s’éteignent depuis un bon moment.
Un dernier mot sur les langues : voir en elles un simple outil de communication revient à ignorer leur contenu culturel, philosophique, littéraire. Elles font partie de notre patrimoine vivant et ouvrent des fenêtres sur le sens, passé, présent et à venir. Nous couper de nos racines grecques et latines, c’est accepter de laisser dépérir notre arbre, faute de sève. L’humanisme dont nous sommes les héritiers a vu le jour dans le creuset d’une Europe où les idées naissaient et circulaient en latin. Jusqu’en 1912, les doctorants de l’université devaient écrire et soutenir en latin l’une de leurs deux thèses, et ils n’étaient pas tous des Diafoirus. Aujourd’hui, le ministère considère le grec et le latin comme des langues en fin de vie et propose un accompagnement aux mourants.
Les langues vivantes sont à peine mieux traitées : les rares endroits où elles sont bien enseignées sont menacés de disparition, pour éviter aux médiocres de subir l’ombre des meilleurs, là où ils existent. Le cas de l’allemand est particulièrement emblématique : nous nous étonnons de la vigueur du commerce extérieur de ce pays, comparée à nos exportations maigrichonnes, sans nous poser la question de nos déficiences linguistiques. Vouloir conquérir des marchés, quand on est incapable de haranguer le client, voilà un état d’esprit bien de chez nous… Et le recours à un misérable globish n’arrangera rien. La construction d’une Europe du sens, ce n’est pas encore gagné.
Mais, comme le disait le génial Totor, relayé par les pages roses du Larousse, Ad augusta per angusta…
SF
05.05.2015
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