Quand les réformes déforment

J’ai beaucoup lu là-dessus, et même écrit un peu (dans un petit ouvrage sur la société contemporaine auquel les éditeurs sont restés réfractaires). Je partage complètement les remarques de Jean-Louis sur les points soulevés par l’article de Marianne.
Le déclin de l’enseignement français (jadis un des meilleurs du monde) va pouvoir continuer et la dégringolade dans le classement international (Pisa) va se poursuivre de plus belle.
Au nom d’un égalitarisme de façade (comme si l’abaissement du niveau des masses effaçait les disparités…), une énième réforme de l’éducation dite « nationale » va poursuivre le travail de destruction de toutes les réformes précédentes. En l’absence d’une vraie volonté de construire sur des fondations solides (à savoir l’acquisition des fondamentaux : lire, écrire, compter), nous continuerons de construire des châteaux de sable et de nous distraire dans le périscolaire. La technique ne change pas : il suffit de faire entrer les dysfonctions dans la norme. Exemple : les jurys ayant constaté la nullité des candidats (bourgeois ou populaires) en matière de culture générale, cette épreuve a été supprimée des concours de recrutement de nos futures « élites ».
Avant d’être livrée aux communautarismes, l’éducation nationale établissait les principes d’un élitisme républicain donnant une chance égale à chaque futur citoyen, toutes origines confondues, de s’élever dans la société, en fonction de ses talents et de son effort (c’était la définition du beau mot d’« élève », sottement transformé en « apprenant »). Avec les dispositions actuelles, cet ascenseur social restera coincé entre deux étages.
Implicitement, le ministère fait comme si la carte des classes sociales se superposait à celle de la bêtise (défavorisés = imbéciles, nantis = bons élèves). À l’en croire, il suffirait désormais de fourrer tout le monde en classe économique et de généraliser la médiocrité. Dans le monde anglo-saxon, on appelle cela le « syndrome du grand coquelicot » (tall poppy syndrome, TPS). Au Livre I de son Histoire de Rome, Tite-Live (s’inspirant d’Hérodote), cite l’anecdote suivante : comme son fils demandait à Tarquin le Superbe un conseil pour asseoir son autorité, le roi prit un bâton et, devant le messager, il décapita les coquelicots les plus hauts. Le conseil fut suivi et tous les patriciens les plus brillants furent expédiés ad patres. Quand la menace de décapitation est intériorisée, l’homme d’exception se ravale de lui-même au niveau de la masse : il rentre la tête dans les épaules.
Depuis une génération, nous assistons à la fin de l’Histoire, avec celle de la chronologie. Cela permet de mettre en circulation des esprits déstructurés, incapables de se situer dans le cours du temps, et donc de maîtriser leur destinée. Tout cela se fait à la bonne franquette, selon le feeling (et/ou les préjugés) de l’enseignant, l’essentiel étant de cloîtrer les élèves dans l’illusion d’un éternel présent. Quant aux Lumières, elles s’éteignent depuis un bon moment.
Un dernier mot sur les langues : voir en elles un simple outil de communication revient à ignorer leur contenu culturel, philosophique, littéraire. Elles font partie de notre patrimoine vivant et ouvrent des fenêtres sur le sens, passé, présent et à venir. Nous couper de nos racines grecques et latines, c’est accepter de laisser dépérir notre arbre, faute de sève. L’humanisme dont nous sommes les héritiers a vu le jour dans le creuset d’une Europe où les idées naissaient et circulaient en latin. Jusqu’en 1912, les doctorants de l’université devaient écrire et soutenir en latin l’une de leurs deux thèses, et ils n’étaient pas tous des Diafoirus. Aujourd’hui, le ministère considère le grec et le latin comme des langues en fin de vie et propose un accompagnement aux mourants.
Les langues vivantes sont à peine mieux traitées : les rares endroits où elles sont bien enseignées sont menacés de disparition, pour éviter aux médiocres de subir l’ombre des meilleurs, là où ils existent. Le cas de l’allemand est particulièrement emblématique : nous nous étonnons de la vigueur du commerce extérieur de ce pays, comparée à nos exportations maigrichonnes, sans nous poser la question de nos déficiences linguistiques. Vouloir conquérir des marchés, quand on est incapable de haranguer le client, voilà un état d’esprit bien de chez nous… Et le recours à un misérable globish n’arrangera rien. La construction d’une Europe du sens, ce n’est pas encore gagné.
Mais, comme le disait le génial Totor, relayé par les pages roses du Larousse, Ad augusta per angusta…
SF
05.05.2015