De la création des Bourses du Travail à la naissance de la CGT...

Lorsqu'en 1886, le Conseil municipal de Paris prend l'initiative de créer une Bourse du Travail, ce n'est pas sans arrière-pensées. La municipalité met à la disposition des chambres syndicales des bureaux, des salles de réunion et une documentation. Elle espère ainsi placer, au moins partiellement, sous contrôle le mouvement syndical en plein essor.
L'exemple de Paris fait rapidement école à Marseille, Nîmes, Bourges, Saint Etienne, Toulouse,  Elbeuf, Agen, Montpellier, Bordeaux...En 1892, on recense 14 Bourses, 40 en 1895, 74 en 1901 et 157 en 1908.

Les syndicalistes ne tombent pas dans le piège, bien au contraire : les Bourses du travail deviennent les bastions des représentants ouvriers soucieux de l'indépendance syndicale par rapport à l'Etat, ainsi qu'aux partis. Contrairement aux guesdistes qui prônent, au moins dans un premier temps la grève générale pour renverser le régime en place, les Bourses du Travail se veulent les héritières des Société de Résistance: c'est au syndicat de décider des grèves et les Bourses du travail doivent assurer la solidarité effective entre les ouvriers. Elles sont le foyer de la vie syndical et le levier de l'action pour défendre les salariés face aux employeurs et au gouvernement.

Réunis en Congrès à St Etienne le 7 février 1892, les syndicalistes créent la Fédération des Bourses du travail. Le Congrès déclare :
"Les Bourses du travail doivent être absolument indépendantes pour rendre les services qu'on en attend. Les travailleurs doivent repousser d'une façon absolue l'ingérence des pouvoirs administratifs et gouvernementaux dans le fonctionnement des Bourses, (ingérence qui s'est manifestée par la déclaration d'utilité publique qui n'a été proposée par le gouvernement que pour nuire à leur développement).
Le Congrès invite les travailleurs à faire les plus énergiques efforts pour garantir l'entière indépendance des Bourses du travail".

Un "service de la mutualité" aide au placement des syndiqués, assure un secours aux victimes d'accidents du travail et aux chômeurs. Les syndicats se multiplient, des bibliothèques sont crées et un enseignement général et professionnel est dispensé aux ouvriers.

Cependant la structure nationale reste fragile, la solidarité s'exprimant d'abord au niveau local, et les ouvriers ne voyagent guère. Pourtant le Congrès de Nantes en Septembre 1894 constituera une étape importante puisqu'il consacrera le principe d'unification syndicale (qui sera officiellement entériné l'année suivante avec la création de la CGT)

Les délégués adoptent deux motions essentielles : "l'indépendance syndicale" et le principe de la "grève générale". Au cours de cette réunion, l'influence de Fernand Pelloutier devait se montrer prépondérante. (Anarchiste militant, il avait par de nombreux articles popularisé l'idée de la grève générale émancipatrice).
L'éloignement entre syndicats et partis politiques qui s'opère à Nantes va de pair avec l'intégration des anarchistes dans les organisations ouvrières. Ces derniers avaient dénoncé les "lois scélérates" de 1884 qui avaient légalisé les syndicats, considérées comme une tentative de récupération du mouvement ouvrier par le pouvoir. A Nantes, ils réaffirment que ce n'est pas la prise du pouvoir qui importe mais sa destruction ! Seul le moyen pour parvenir au but a changé : la grève générale prend le pas sur les actions violentes. (Par la suite, la symbiose de la pratique syndicale et de l'idéologie anarchiste marquera profondément le mouvement ouvrier: de 1895 à 1914, le syndicalisme révolutionnaire sera dominant et marginalisera les tendances collectivistes : "seule la cessation complète du travail ou la révolution peut entraîner les travailleurs vers leur émancipation»).

Dans son "Histoire du mouvement anarchiste en France, l'historien Jean Maitron estime que" le Congrès de Nantes clôt la phase de la subordination de l'économique au politique. Les syndicalistes, secouant la domination dans laquelle les avaient maintenus jusqu'alors les guesdistes, se débarrassent de cette tutelle et affirment leur autonomie".

Trois ans donc après le Congrès de St Etienne, l'impulsion donnée aboutit à la création de la première centrale syndicale, la Confédération Générale du Travail, au Congrès de Limoges, du 23 au 28 Septembre 1895.
Après un débat désordonné, les congressistes déclarent:
" Entre les divers syndicats et groupements professionnels, de syndicats d'ouvriers et d'employés des deux sexes, existant en France et aux colonies, il est créé une organisation unitaire et collective qui prend pour titre : Confédération Générale du Travail".

Les délégués , qui s'appellent encore "citoyen", rassemblés dans l'arrière salle du Café de paris à Limoges pendant les quelques14 séances de travail savaient-ils qu'ils étaient en train de bâtir une organisation unique au monde qui  continuera de vivre et porter bien des espoirs plus de 100 après ?

Forte de l'aspiration à l'unité de la base ouvrière, la CGT naissante fédère 18 Bourses du travail, 26 chambres syndicales et 28 fédérations syndicales, soit 300 000 membres sur les 420 000 syndiqués existant à l'époque.
Ouverte à tous, la jeune CGT est alors un conglomérat de différentes organisations verticales et horizontales : unions locales, départementales, régionales, nationales, fédérations d'industries, Bourses du travail... les contours sont mal définis et les ouvriers sont représentés aussi bien au niveau géographique que professionnel et interprofessionnel. Dans cette organisation qui se cherche, Fédération Nationale des Syndicats et Fédération des Bourses du travail restent jalouses de leurs prérogatives. Fernand Pelloutier, dirigeant les Bourses du travail, s'oppose à une direction unifiée.
Il faudra attendre 1901 pour mettre un peu d'ordre avec, entre autre, la nomination du premier Secrétaire Général : l'ouvrier cordonnier Victor Griffuelhes. Les bases sont alors stabilisées et permettent l’équilibre.
 Est programmé : " les éléments constituant la CGT devront se tenir en dehors de toutes les écoles politiques. La CGT a exclusivement pour objet d'unir sur le terrain économique et dans les liens d'étroite solidarité, les travailleurs en lutte pour leur émancipation intégrale".

Cette farouche volonté d'indépendance du syndical par rapport au politique est due à deux principaux facteurs. Premièrement les guesdistes ont quitté le mouvement syndical (pour former plus tard avec les marxistes le Parti Ouvrier Français et le Parti Socialiste Unifié). En revanche, la majorité des anarchistes abandonnent l'action directe et le terrorisme.

En 1892, le groupe de Londres (Louise Michel, Malatesta, Kropotkine) appelle les anarchistes à entrer en masse dans les syndicats : l'anarcho-syndicalisme est né....
Les premiers grands dirigeants de la CGT sont presque tous de formation anarchiste : Fernand Pelloutier, Emile Pouget, Yvetot....

Un mois après le congrès de Limoges, Fernand Pelloutier publie un article manifeste dans lequel il défend le développement des idées anarchistes dans les syndicats. Cette influence libertaire aidera assurément la jeune CGT à maintenir son indépendance par rapport à l'Etat et aux partis politiques. Cette indépendance sera codifiée et fortement réaffirmée 11 ans plus tard lors du Congrès d'Amiens, en 1906.

Mais ça, c'est pour plus tard !

JCF