Histoire du monde ouvrier

10 La charte d’Amiens

L’année 1906 marque une date dans l’histoire du mouvement ouvrier et du syndicalisme.

 

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C’est l’année de la catastrophe de COURRIERES : le 10 mars 1099 mineurs trouvent la mort dans la mine de charbon du pas de Calais suite à un incendie qui se propage dans les veines, sans que la direction des mines n’intervienne (ni même plus tard ne daigne donner une sépulture décente à ces mineurs). Une comédie de jugement mit hors de cause les vrais responsables de ce vaste assassinat…

C’est le violent 1er mai 1906 empreint de la colère née de cette catastrophe, qui devient une journée symbolique de revendication (au-delà de la journée de 8h, j’en ai déjà parlé) pour la sécurité  au travail et la protection sociale, point d’orgue de la contestation ouvrière…

C’est l’année où le bloc des gauches gagne les législatives (6 et 20 Mai), succès dû au contexte de l’époque : combat contre l’obscurantisme papiste (actions du pape Pie X contre la Loi de 1905), Courrières, répressions du 1er Mai, réhabilitation du capitaine Dreyfus. (La gauche restera au pouvoir jusqu’en 1914).

C’est l’année de la marche vers le suffrage universel, où Jaurès publie un article en faveur du droit de vote pour les femmes (ce qui ne se réalisera qu’en Octobre 1945 !)…

C’est l’année ou Georges Clémenceau devient ministre de l’Intérieur (il fut alors appelé : « premier flic de France »): c’est lui qui, parti de l’extrême gauche deviendra un dirigeant autoritaire, anti-ouvrier, réprimant sauvagement la manifestation du 1er mai, divorçant définitivement avec les socialistes…( et, au passage, c’est celui que notre actuel 1er ministre se réfère… !)

Et puis, c’est l’année où le mouvement syndical conquiert sa maturité : c’est l’année du IXème congrès de la CGT, et je vous propose de « gratter » un peu…

11 ans après sa fondation et 4 ans après sa réorganisation, la CGT adopte, le 13 octobre, lors de son IXème Congrès à Amiens, une « charte » qui se révèlera au fil des ans être une véritable déclaration des droits du syndiqué et du citoyen. Elle proclame hautement que « l’action économique doit s’exercer directement contre le patronat, les organisations confédérées n’ayant pas, en tant que groupements syndicaux, à se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre en toute liberté la transformation sociale ». Par ces mots, le jeune confédération s’affirme en adulte majeur et rejette toutes les tutelles !

Cette charte est une des plus grandes spécificités du syndicalisme français. Elle est la résultante d’une longue réflexion théorique et pratique du mouvement ouvrier du pays. Elle doit beaucoup à la force du syndicalisme révolutionnaire face aux multiples courants du syndicalisme qui souhaitaient faire de ce dernier la courroie de transmission de leurs ambitions politiques.

Du marxisme, les syndicalistes révolutionnaires reprennent les critiques du capitalisme, mais ils y ajoutent la critique de l’Etat basée sur les écrits de Fourrier, de Proudhon, de Bakounine. Pour eux l’Etat ne peut être l’instrument de la libération sociale car il est en soi un instrument d’oppression !

A la veille du Congrès d’Amiens, la CGT compte déjà près de 800 000 membres, et les militants préférant le politique par rapport à l’indépendance syndicale fourbissent leurs armes. Sur ordre de l’Internationale socialiste (basée à Amsterdam) les guesdistes , les blanquistes, les « allemanistes » ( parti socialiste ouvrier révolutionnaire), les possibilistes et les jauressistes indépendants s’unifient pour former la Section Française de l’Internationale Ouvrière –SFIO ( c’est le nom d’alors du parti Socialiste).Histoire du monde ouvrier SFIO. Cette motion est repoussée par 720 voix contre, 34 pour et 37 abstentions. Forts de ce résultat sans appel, les partisans de l’indépendance proposent à leur tour une motion refusant l’emprise du parti politique : « la CGT grandira hors du pouvoir et contre le pouvoir ». Cette motion dont le texte deviendra la « CHARTE D’AMIENS » est adoptée par 830 voix pour, 8 contre et 1 blanc.

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Que dit cette « charte d’Amiens » : Le congrès …confirme l’article 2 constitutif de la CGT : «  la CGT, groupe ,en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat ».

Le Congrès considère que cette déclaration est une reconnaissance de la lutte de classes qui oppose, sur le terrain économique, les travailleurs en révolte contre toutes les formes d’exploitation et d’oppression, tant matérielle que morale, mises en œuvres par la classe capitaliste contre la classe ouvrière.

Le Congrès précise, sur les points suivants, cette affirmation théorique : dans l’œuvre revendicatrice quotidienne, le syndicalisme poursuit la coordination des efforts ouvriers, l’accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d’améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de travail, l’augmentation des salaires, etc… Mais cette besogne n’est qu’un côté de l’œuvre du syndicalisme ; il prépare l’émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste ; il préconise comme moyen d’action la grève générale et il considère que le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera, dans l’avenir, le groupement de production et de répartition, base de réorganisation sociale.

Le Congrès déclare que cette double besogne, quotidienne et d’avenir, découle de la situation des salariés qui pèse sur la classe ouvrière et qui fait à tous les travailleurs, quelles que soient leurs tendances politiques ou philosophiques, un devoir d’appartenir au groupement essentiel qu’est le syndicat.

Comme conséquence en ce qui concerne les individus, le Congrès affirme l’entière liberté pour le syndiqué de participer en dehors du groupement corporatif, à telles formes de lutte correspondant à sa conception philosophique ou politique, se bornant à lui demander, en réciprocité, de ne pas introduire dans le syndicat les opinions qu’il professe au dehors.

En ce qui concerne les organisations, le Congrès décide, afin que le syndicalisme atteigne son maximum d’effet, que l’action doit s’exercer directement contre le patronat, les organisations confédérées n’ayant pas, en tant que groupements syndicaux, à se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre en toute liberté, la transformation sociale. »

On voit très clairement que par cette charte, la CGT (d’alors…) repousse toute sujétion à un parti mais que pour autant l’action politique n’est pas blâmable en tant que telle. La CGT obligeait en cela les partis à se définir eux-mêmes par rapport à elle. Sans les rejeter, elle leur lançait un défi: « faites votre travail, nous ferons le nôtre ».

Victor Griffuelhes, premier secrétaire de la CGT, ancien blanquiste reconverti au syndicalisme révolutionnaire et porteur de la motion dira plus tard : «  nous eûmes l’ambition de réaliser sur le terrain économique l’unité de la classe ouvrière : plus de jauressistes, de guesdistes, d’allemanistes, d’anarchistes, rien que des syndicalistes marchant réconciliés au même combat de classe ».

En Octobre 1906 donc, la Confédération abandonne les formes du syndicalisme du XIXème siècle pour créer une organisation moderne et efficace. Et la suite de l’histoire démontrera (et a démontré) que pour aboutir à ses objectifs sociaux et économiques, les organisations ouvrières ne peuvent agir efficacement que dans l’exercice de leur indépendance et de leur liberté d’action !

Pour autant, le défi de cette Charte d’Amiens est-il toujours d’actualité ? Ce combat est-il toujours cohérent et utile ? Je laisse naturellement à chacun le choix des réponses…

…Mais quand même, qui peut contester le fait que la réduction du temps de travail reste non définitivement acquise, que la question de la juste rémunération des heures de travail est résolue et définitive ? Qui peut nier que nos partis politiques sont bien toujours à la recherche de relais pour accompagner leurs choix (ceux qu’ils trouvent de temps en temps ne sont pas suffisants car peu crédibles) d’autant plus qu’ils perdent tous la confiance d’électeurs déçus par des promesses systématiquement oubliées une fois le pouvoir conquis…

La suite (parce que jamais rien ne reste figé, pas même à cette CGT…) prochainement !

JCF