COMPTE RENDU DES INTERVENTIONS
de la Conférence publique
L’EUROPE,
UN ESPOIR POUR LES GENERATIONS FUTURES
du 27 août 2014 à Reims
SOMMAIRE
Allocution d’ouverture de Monsieur Arnaud ROBINET 01 Député - Maire de Reims
Intervention de Madame Véronique DE KEYSER 04 Ancien Député européen
Intervention de Monsieur Michel WIEVIORKA 13 Sociologue
Conclusion de Monsieur Kader ARIF 19 Secrétaire d’État aux Anciens Combattants et à la Mémoire
Allocution de clôture de Monsieur Daniel KELLER 23 Grand Maître, Président du Conseil de l’Ordre du Grand Orient de France

Prise de parole de Monsieur Arnaud ROBINET
Député-Maire de Reims
Allocution d’ouverture du colloque :
L’EUROPE,
UN ESPOIR POUR LES GENERATIONS FUTURES


Monsieur le Ministre,
Monsieur le Grand Maître du Grand Orient de France, Mesdames, Messieurs,
Je suis heureux de vous accueillir aujourd’hui à Reims et vous remer- cie tout particulièrement de m’avoir proposé d’introduire cette séquence de votre colloque dédié à «
L’Europe : un espoir pour les générations futures ».
Avant toute chose, vous me permettrez de saluer la décision du Grand Orient de France et tout par- ticulièrement son Grand Maître, Daniel KELLER d’avoir choisi Reims, cité martyre, comme ville hôte de ce colloque public, que vous avez souhaité intitulé : 1914-2014 : Regards sur la Guerre et la Paix.
Je sais que les échanges des tables rondes de ce matin ont été riches et je ne doute pas que Véronique de KEYSER et Michel WIEVIORKA apporteront leur pierre à votre réflexion.
« Nous avons gagné la guerre ; maintenant, nous devrons gagner la paix, et ce sera peut-être encore plus difficile ». Tels étaient les propos de Georges CLEMENCEAU, le 11 novembre 1918, qui résonnent en nous, encore aujourd’hui, comme un impérieux devoir de mémoire.
1.7 millions de morts, davantage de blessés, de gueules cassées, des vies brisées dans chacune des familles, une France exsangue et à terre économiquement ; voilà le terrible constat de l’après- guerre.
Il aurait été surprenant que ceux qui avaient participé à cette tragédie rêvent d’autre chose que de la paix. Lorsqu’on a vécu l’enfer, on aspire à l’insouciance.
Or, cette paix que l’on imaginait acquise au lendemain de la Grande Guerre, comme encrée à tout jamais, n’aura été que l’amorce de la guerre la plus meurtrière de notre histoire. La der des der ne fut qu’un mirage.
N’oublions jamais d’où, nous autres Européens, venons.
Les guerres font partie intégrante de l’histoire européenne et de son patrimoine, mais notre territoire n’a cessé d’avancer, d’évoluer.
Reims apparaît ainsi comme le parfait exemple de cette Europe qui avance, qui surmonte les difficultés.

Reims, haut lieu de sanglants combats, ville martyre de la Première Guerre mondiale, symbole de l’horreur des combats renaît de ses cendres, pour être aujourd’hui, la 12ème ville de France.
Comment ne pas associer Reims à l’Europe, lorsqu’en 1962, ici même, au sein de la cathédrale Notre-Dame, le général de GAULLE et Konrad ADENAUER décident de sceller la réconciliation entre la France et l’Allemagne.
Reims est une ville historique de l’Europe.
L’Europe géographique est désormais une réalité. L’Europe économique et politique se veut effective ; cependant l’Europe de 2014 connaît une crise identitaire.
Plus de 50 ans après le Traité de Rome, nous constatons que l’Europe n’est plus en odeur de sainteté. Un réel désamour de l’Union Européenne intervient, et le constat des dernières élections n’en n’est que le parfait exemple. En France, près de 6 Français sur 10 ne se sont pas déplacés le 25 mai dernier, avec les résultats que nous connaissons tous.
A l’heure où l’euroscepticisme européen s’amplifie, la tenue d’un colloque sur cette thématique est plus que nécessaire, afin de démystifier une Europe anxiogène. Toute action visant à lui redonner un nouvel élan, à créer une adhésion doit être encouragée.
A cet effet, je tiens tout particulièrement à remercier Véronique de KEYSER et Michel WIEVIORKA ainsi que, bien évidemment, Monsieur le Ministre Kader ARIF de nous faire l’honneur de leur présence ici à Reims afin de partager avec nous leurs connaissances et leur enthousiasme.
Car la question qui nous anime ici et nous préoccupe tous, est bien de savoir où en est l’Europe aujourd’hui ? Sommes-nous les contemporains de son déclin, ou bien sommes-nous les acteurs du passage de témoin d’une Europe nouvelle à la génération future?
Lorsque Robert SCHUMAN et Jean MONNET entrevoient la naissance de l’Europe, c’est avant tout pour répondre à une nécessité économique, la paix n’étant selon eux, qu’une résultante des échanges mercantiles.
Or, aujourd’hui, l’Union européenne se trouve à nouveau dans une conjoncture économique délicate.
L’Europe à 28 doit définir une ligne directrice. La montée de l’euroscepticisme est façonnée par les doutes que les citoyens européens ont sur le réel pouvoir d’action d’une Europe, que l’on perçoit parfois comme impuissante, abstraite ou inutile.
Il est nécessaire que l’Union européenne cesse d’avancer tête baissée, les yeux bandés, elle doit se projeter.
Aussi, je ferai parfaitement mien vos récents propos, monsieur le Grand Maître, lorsque vous indiquez dans une tribune « L’Europe doit se réinventer. Nous devons regarder l’Europe avec des yeux différents. »
Il en est de notre responsabilité, en tant qu’élus, d’avoir un rôle de pédagogie, de véhiculer et protéger les valeurs et l’intérêt d’une Europe politique, économique mais aussi sociale.
La nouvelle génération, celle qui définira l’Europe de demain, ne porte plus les stigmates d’une Europe où la guerre sévissait. Pour autant, les valeurs portées par les pères fondateurs de l’Union,devront être sauvegardées, cette génération montante devra « moderniser » cette Europe, lui trouver un nouvel élan, une nouvelle essence qui lie pas moins de 500 millions de personnes.
Soyons en sûr, l’Europe n’est pas une option, l’Europe est une nécessité.
Je vous remercie.

Intervention de Madame Véronique DE KEYSER
Ancien Député européen
L’EUROPE,
UN ESPOIR POUR LES GENERATIONS FUTURES

1. LA RÉCONCILIATION ET LE GRAND MARCHÉ

De 1945 à aujourd’hui, l’Europe a bénéficié d’une stabilité sans précédent. Car elle a reposé, dès l’origine, sur un projet de paix. Il était bâti sur des prémices économiques d’abord, politiques ensuite. Nous vivons aujourd’hui dans un espace partagé de prospérité, de sécurité et de libre circulation des personnes et des biens. Mais on oublie trop souvent qu’à l’origine de cette prospérité, il y a eu un pari fou : l’intégration de l’Allemagne dans cet espace et ce qu’on a appelé, la réconciliation des peuples. En fait, cette réconciliation a pris bien plus longtemps qu’on ne le pense. De la même manière que pour l’abolition de la peine de mort, adoptée par des esprits éclairés
sans qu’elle ne reflète nécessairement les passions du peuple, la réconciliation a été une décision de cœur et de raison, prise par les Pères fondateurs de l’Europe pour garantir l’avenir. C’est-à-dire, bâtir la paix. Il faudra beaucoup de temps pour que nombre de citoyens, qui n’avaient jamais appelé les Allemands autrement que les Boches, fassent enfin la distinction entre Allemands et Nazis et tournent la page de la haine. La paix se construit et elle a un prix. Et j’en parle avec émotion dans cette ville martyre de Reims, symbole de la résistance civile en 1914, qui essuya pendant 1 051 jours, le bombardement de 1 600 à 2 000 obus quotidiens et devra pourtant revivre vingt cinq ans plus tard, le même cauchemar. En ces temps de commémoration des deux guerres mondiales qui ont montré, tour à tour, la grandeur de l’héroïsme, les dangers du nationalisme et la fragilité de la paix, la question du prix de la paix est d’importance.
L’élargissement. Un des principaux leviers utilisé par l’Europe pour garantir la paix a été l’élargisse- ment. Ce dernier a eu pour objectif économique d’accroître la zone de libre échange en permettant aux entreprises européennes d’étendre leur marché, mais pour objectif géopolitique plus discret de faire reculer les frontières de l’Union et d’englober des pays qui étaient potentiellement des zones conflictuelles. Ce fut le cas, après la sanglante guerre de Yougoslavie, pour le grand projet d’intégra- tion des Balkans décidé à Thessalonique en 20032. Projet toujours inachevé plus de 10 ans après, puisque le Kosovo, la Bosnie, la Serbie, le Monténégro, l’ancienne république de Macédoine, pour des raisons différentes, n’ont toujours pas rejoint l’Union. Mais il est certain que c’est la perspective d’adhésion de la Serbie qui a empêché une nouvelle guerre avec le Kosovo au moment de la décla- ration d’indépendance de celui-ci, dont la souveraineté n’est toujours pas reconnue par certains pays européens.
Cette stratégie d’intégration successive, un peu à l’instar de la réconciliation initiale, n’a pas initiale- ment été portée par les peuples. Mais elle a été acceptée et après des craintes souvent illusoires, elle a été assimilée. Aujourd’hui cependant les citoyens questionnent leurs politiques. Jusqu’où l’élar- gissement est-il possible sans affaiblir politiquement l’Europe ou sans créer, comme avec l’Ukraine un nouveau risque de conflit ou de guerre froide avec la Russie ? Y répondre est un des chantiers de demain. Qui a vocation de faire partie de l’Europe ? Jusqu’où pouvons-nous reculer nos frontières pour assurer un maximum de sécurité aux citoyens européens, sans affaiblir la cohérence politique et la rapidité de décision qui, toutes deux peuvent faire pièce à la guerre ? Jusqu’où pouvons-nous élargir l’Europe sans risquer une fracture avec son opinion publique ? Car si de nombreuses craintes relatives à l’élargissement se sont révélées sans fondement, la question du dumping social est bien réelle et douloureusement vécue en ces temps de crise. J’y reviendrai plus tard. Mais ces facteurs expliquent pourquoi, pour beaucoup de citoyens désormais, la géopolitique de la paix par l’élargis- sement ne va plus de soi.
Les échanges commerciaux. L’Europe peut-elle défendre la paix, sans défense commune, ou si peu3, et sans service d’intelligence propre ? Par la seule grâce d’échanges volontaires et d’une bonne coordination entre les Etats-membre, appuyés, si nécessaire, par le bras armé de l’Otan ? Sous l’égide de l’ONU qui en garantit la légitimité internationale, ce schéma reste d’actualité. Mais le Conseil de Sécurité, comme l’OTAN, ne sont pas exempts de relents de guerre froide.
Le Conseil de sécurité de l’ONU reste paralysé par des vétos hérités des antagonismes Est-Ouest. On le voit dans le conflit israélo-palestinien, avec le véto américain. On l’observe aussi dans la guerre de Syrie, avec les résistances de la Russie et de la Chine. Idem pour l’OTAN. Ce n’est pas pour rien que la demande d’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN a toujours été considérée avec appréhension par les alliés occidentaux : c’est agiter un chiffon rouge devant Vladimir Poutine, qu’on peut aimer ou ne pas aimer, mais qui reste un partenaire stratégique important, en particulier du point de vue énergé- tique. C’est pourquoi, même si l’Europe ne renonce pas à renforcer des mécanismes d’action rapide mi-civils, mi-militaires, comme les soldats de la paix4, elle cherche plutôt à s’imposer comme soft power et elle le fait d’abord à travers le commerce international.
Celui-ci est-il facteur de paix ou de guerre ? Facteur de paix, lorsqu’il refrène les ardeurs va-t’en guerre de certains et que par sa complexité et ses intrications multiples, il empêche les simplifications abusives. Facteur de guerre lorsque des intérêts économiques puissants convergent soudain pour utiliser le recours à la force en se légitimant par l’humanitaire. En Afrique et au Moyen Orient par exemple, le pétrole, les ressources extractives ont été le réservoir inépuisable de conflits où les droits de l’homme n’ont souvent servi que d’alibi. Et le commerce des armes, qui circulent sans frein dans des régions contrôlées par des groupes terroristes, contribue à une instabilité dangereuse pour l’Europe et pour le monde.
Mais commençons par les intérêts croisés, concrétisés à travers des accords commerciaux et des partenariats stratégiques. Ils créent des liens solides avec les pays partenaires. Bien souvent, ces intérêts convergents permettent d’éviter un affrontement direct, ce qui n’empêche pas d’utiliser le commerce comme arme dissuasive, à travers des sanctions économiques. Prenons l’exemple du conflit ukrainien, hypersensible pour l’instant et dangereux pour la paix. Il est clair que les intérêts commerciaux européens notamment sur le plan énergétique, ont tempéré bien des velléités d’affron- tement avec la Russie. La puissance de Gazprom, à laquelle l’Allemagne est sensible - mais elle n’est pas la seule - a poussé l’Europe à la retenue et à la recherche de solutions diplomatiques. Les échanges commerciaux entre Russie et France vont dans le même sens : ainsi les frégates, fleurons de la technologie française, que la France s’apprêtait à livrer à la Russie, font aujourd’hui partie de l’arsenal dissuasif. Ces tractations commerciales, parfois difficiles à comprendre dans un cadre conflictuel patent, permettent d’éviter ou de retarder la polarisation des puissances et les antago- nismes sanglants. Mais les embargos et les sanctions économiques sont à manier avec prudence
3 Il y des missions européennes qui font partie de la PSDC (Politique européenne de Sécurité et Défense Commune), comme par exemple au Kosovo, en Somalie, au Sahel, mais l’envoi de soldats pour constituer l’effectif reste une décision nationale ‘régalienne’ qui échappe à l’Europe en tant que telle.

car ils ont généralement un effet dévastateur sur les populations. Les paysans français, hélas, en paient les frais aujourd’hui : ils souffrent de l’embargo russe sur les produits agricoles, qu’il s’agisse du porc, du blé, des fruits et des légumes. Les sanctions contre l’Irak dans le passé, contre l’Iran, contre la Syrie, ont ruiné les plus pauvres des citoyens de ces pays, sans affaiblir les gouvernements qu’elles ciblaient.
Il n’empêche que la multiplication des liens commerciaux de l’Union a renforcé ses possibilités d’action tout en faisant d’elle une grande puissance économique mondiale.
Si pendant longtemps cette puissance économique s’est édifiée sans être questionnée par le citoyen, à l’instar de l’élargissement, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Depuis le Traité de Lisbonne, le com- merce international n’est plus seulement aux mains du Conseil et de la Commission. Le Parlement européen en a obtenu la co-décision, ce qui veut dire que la signature de chaque accord commercial exige l’aval des députés qui représentent les citoyens européens. Tout accord fait donc l’objet d’un débat politique où la notion de réciprocité et de juste échange, l’amélioration des droits de l’homme, rentrent en ligne de compte. C’est grâce à ce débat que l’Accord Commercial Anti-contrefaçon (ACTA) a été refusé par le Parlement en juillet 2012, sous la pression de la société civile5. C’est le même pouvoir du Parlement qui fait aujourd’hui du Partenariat Transatlantique du Commerce et de l’Inves- tissement (TTPI) un grand moment de démocratie européenne, où syndicats et citoyens font et feront entendre leur voix.
Mais il est temps d’aborder le volet politique de la paix. Il se cristallise autour de la stratégie européenne de sécurité de 2003.
La stratégie européenne de sécurité de Javier Solana. Entre adhésion à l’Union européenne et échanges commerciaux, la paix s’est construite, pierre à pierre, avec des crises, certes, comme au moment de la guerre de Yougoslavie, mais crises qui ont été surmontées. L’une d’entre elles pourtant a failli faire vaciller la construction européenne. C’est la guerre d’Irak en 2003. Cette guerre a non seulement divisé l’Europe, mais elle a aussi gelé sa relation avec les USA, l’allié de toujours. C’est pour tenter de cicatriser les plaies qu’en mai 2003, les ministres des Affaires Etrangères européens chargent le Haut Représentant pour la Politique étrangère et de Sécurité commune, l’Espagnol Javier Solana, d’élaborer un document de réconciliation. C’est à dire, de mettre sur pied une doctrine européenne de sécurité. Javier Solana, un homme habile qui avait auparavant occupé le poste de Secrétaire général de l’Otan, réussit l’exploit. Six mois plus tard, il présente une pièce maîtresse au Conseil qui l’adopte en décembre 2003. Sa stratégie repose sur la prévention et la gestion des conflits, et laisse une place prépondérante à la politique et à la diplomatie préventive. Révisée en 2008, cette stratégie n’a jamais été vraiment retouchée.
Le texte, court, identifie d’abord les nouvelles menaces qui pèsent sur l’Europe. Il en distingue cinq : le terrorisme, la prolifération des armes de destruction massive, les conflits régionaux, la déliques- cence des états et la criminalité organisée.
Ensuite, il définit des objectifs correspondant à ces risques : construire une politique de voisinage forte, faite de coopération commerciale et de soutien à la démocratie, faire face aux menaces y compris parfois en dehors du voisinage direct de l’Europe (la ligne de défense recule), fonder l’ordre international sur un multilatéralisme efficace.
Enfin, il propose des moyens : politiques (culture de sécurité, prévention des conflits et cohérence des politiques internes et externes de l’Union), humanitaires (renforcement de l’axe humanitaire de l’Union dans le monde) et stratégiques (coopération avec des partenaires comme les USA, la Russie, le Japon, la Chine, le Canada et l’Inde).
Depuis Solana, cette stratégie n’a jamais été revue mais n’a jamais été pleinement atteinte. Parfois pour des raisons tantôt externes à l’Union, tantôt internes.
5 Une société civile qui jugeait qu’il favorisait les grandes entreprises au détriment des citoyens.
La politique et la diplomatie européennes étaient le talon d’Achille de l’Union, déjà privée d’une véritable défense européenne. Ces deux dimensions, politique et diplomatique, vont être considéra- blement renforcées par le Traité de Lisbonne en 2007. Ce dernier a prévu la création du Service Européen d’Action Extérieure6 (SEAE) et celle d’un Haut Représentant aux Affaires Etrangères et à la Politique de Sécurité dépendant à la fois du Conseil et de la Commission. Le Haut Représentant est la voix du Conseil mais il est aussi automatiquement Vice-Président de la Commission. La décentralisation du SEAE sur le terrain se fait par le biais de délégations de l’Union européenne dirigées par des ambassadeurs sous la dépendance directe du Haut Représentant. Le double chapeau du Haut Représentant, à la fois au Conseil et à la Commission, permet au Parlement d’en avoir un contrôle partiel, pour ce qui est de la PSDC, mais aussi indirectement de la politique étrangère par la voie budgétaire6 et celle des interpellations en plénière.
Cathy Ashton est la première à avoir occupé la fonction de Haut Représentant et c’est aussi une femme. Elle a eu la lourde tâche de créer la fonction et de monter, à partir de rien, l’énorme Service Européen d’Action Extérieure. Cathy Ashton, très proche de Tony Blair n’a rien d’une théoricienne, mais elle est pragmatique. Elle n’a pas touché à la stratégie de sécurité de Solana mais elle a discrètement ajouté quelques pierres à la paix et à la multipolarité du monde, notamment dans son action au Kosovo et dans la persévérance de ses négociations vis-à-vis de l’Iran et de la Chine. Mais elle n’a pu, face à la rivalité entre les ténors gouvernementaux du Conseil à laquelle il faut ajouter les égos des Présidents des trois grandes institutions, faire entendre réellement sa voix. N’est-il pas ahurissant que ce soit la Chancelière allemande, Angela Merkel, qui ait fait à la fin de ce mois d’août 2014, le trajet jusqu’à Kiev pour assurer les Ukrainiens... du soutien de l’Union européenne ?
Si la diplomatie européenne est en construction, la politique de voisinage, première ligne de défense européenne, est en ébullition. Elle se limitait au sud de la méditerranée en 2003, elle s’étend depuis 2004 vers l’Est, à travers le partenariat oriental, jusqu’à être l’interface avec la Russie.
La politique de voisinage : une ceinture d’explosifs à l’Est comme au Sud. La stratégie de Solana n’a jamais été revue, mais le monde a changé et certains conflits ont flambé comme des torches. Pour ce qui est de la politique de voisinage au Sud, la vague des printemps arabes n’a servi ni la démo- cratie ni la paix, sauf en Tunisie et dans une moindre mesure au Maroc qui tire son épingle du jeu. La guerre de Lybie s’est répercutée au Mali et a contribué à l’essaimage de groupes terroristes et d’armes dans toute la région du Sahel.
Une stratégie européenne du Sahel a été mise en place, combinant développement de cette région pauvre et lutte contre le terrorisme, mais en dépit des fonds alloués à cette stratégie qui sont impor- tants, la coordination des instruments financiers européens et la coopération avec les acteurs locaux restent difficiles. La guerre de Syrie dure toujours et les djihadistes, présents en Syrie et dont l’exis- tence a trop longtemps été déniée par l’Europe, étendent leur emprise. Ils massacrent aujourd’hui les minorités chrétiennes au Kurdistan irakien. Le Liban, la Jordanie sont au bord de l’implosion, et l’Europe peine à peser dans le conflit israélo-palestinien dont les traces sanglantes, en cette fin d’été collent encore dans toutes les mémoires.
En même temps que le Moyen Orient s’embrase, le voisinage vers l’Est a pris avec l’Ukraine, un virage tragique. Faute de parvenir à faire de l’Ukraine un trait d’union entre Russie et Europe, cette dernière n’a pas su à temps compenser pour les Ukrainiens la perte du marché russe, une perte qui se serait chiffrée en milliards d’euros. Mais peut-on demander à l’Europe, qui réduit pour la première fois ses perspectives budgétaires pour les 7 prochaines années, d’excéder dans ses propositions à l’Ukraine, le chiffre de 6 milliards qu’elle propose comme garantie jeunesse, pour créer de l’emploi aux jeunes Européens en difficulté ?
L’Europe a joué un rôle essentiel au Kosovo et en Serbie. Elle a contribué à restaurer de la stabilité en Somalie et à éviter un affrontement direct entre Soudan et Sud-Soudan, même si ce dernier reste aujourd’hui le théâtre d’affrontements sanglants. Elle a amélioré ses relations avec la Chine. Elle a négocié intelligemment avec l’Iran. Mais elle n’a pu empêcher que sa ceinture de voisinage soit devenue une ceinture d’explosifs. Si elle n’est pas désamorcée, cette ceinture minée entrainera son cortège de martyrs et de réfugiés et plus de pauvreté encore. Mais il est clair que l’Europe seule ne peut pas la désamorcer et que c’est une fois de plus, une vision multilatérale du monde qu’il faut privilégier.
Les influences croisées de pays comme les Etats-Unis, l’Arabie saoudite, le Qatar, la Turquie mais aussi celles de l’Iran, la Chine, la Russie, obligent malgré des différences idéologiques profondes, à des coopérations et un dialogue à géométrie variable. Pascal Boniface et Hubert Védrine rappellent dans leur Atlas des crises et des conflits de 20147, l’insuffisance de multilatéralisme aujourd’hui et à quel point, le jeu des alliances rigides a précipité la guerre de 1914.
Un exemple concret de la flexibilité souhaitable ? Un des pivots de la tragédie qui se déroule aujourd’hui dans le Kurdistan irakien est la possibilité de constituer en Irak un gouvernement inclusif, réunissant sunnites et chiites une politique d’ouverture que l’ancien Premier ministre Noudir Al Malaki n’a jamais voulu appliquer. Son remplacement par un chiite du même parti (Dawa), mais plus ouvert, Haidar Al Abadi, a été approuvé dernièrement par Paris, Rome, Washington ...et par Téhéran !
Mais ce dialogue à géométrie variable ne peut s’ériger en doctrine – en acceptation d’un monde multipolaire en somme- qu’avec un socle de valeurs solides et partagées en Europe. D’accord pour l’Europe de se positionner tantôt avec les Etats-Unis, tantôt avec l’Iran et de préférence avec les deux, si l’Europe est forte et sûre d’elle. Sûre de ses valeurs, sûre des méthodes qu’elle veut employer, sûre des défenses qu’elle va déployer. Sûre de sa rapidité de décision, car une des faiblesses majeures de l’Europe est le temps qu’il lui faut pour parler d’une seule voix.
On en revient à l’élargissement : quelle est notre cohérence politique ? Il reste un long travail d’inté- gration à faire, mais ce constat ne doit pas biaiser notre jugement. L’Europe a fait des pas immenses dans la construction d’une paix durable. Elle a reçu en 2012, le prix Nobel de la paix pour ses efforts. Ce prix a soulevé quelques sarcasmes : ils sont immérités. Quelles que soient les faiblesses qui subsistent dans la mise en œuvre de sa stratégie de sécurité, le chemin tracé par l’Europe depuis un demi-siècle dans un monde où la violence économique se combine à la violence des armes, ce chemin est impressionnant.
Et le citoyen européen, qui avait accepté l’Europe comme allant de soi, qui avait considéré la paix comme un dû, rentre dans la boucle de décision et ne reste plus passif. Il questionne l’élargissement. Il intervient, via le Parlement, dans la signature des accords commerciaux, grignote à travers le budget européen et la politique de sécurité et de défense commune, quelques influences encore trop minimes dans la diplomatie préventive de l’Europe, bref, un peu comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, le citoyen européen participe à la construction de la paix. Du coup, sa responsabilité est engagée : le pouvoir décisionnel qu’il a conquis, à travers le Parlement européen et les organisations de la société civile, lui permettrait aussi, éventuellement, d’affaiblir le projet européen en ouvrant de nouveaux espaces à la guerre.
7 Boniface,P&H.Védrine (2014) . Atlas des crises et des conflits. Armand Colin Fayard.
8 Saluons la rapidité de l’adoption d’une position commune pour la livraison d’armes aux Kurdes cet été, et le rôle moteur qu’a joué la France dans cette décision. Mais rappelons aussi que la mise en place au Mali d’une mission de défense européenne s’est discutée stérilement pendant des mois. La France, devant l’avance des rebelles et de leurs exactions sur les populations civiles s’est finalement décider à intervenir. L’Europe a applaudi mais la France est restée bien seule.

2. LES RISQUES INTERNES À L’EUROPE
Paradoxalement, c’est à l’intérieur de l’Europe aujourd’hui que les périls sont les plus grands. Le citoyen européen a peur, ne se sent plus protégé, il a perdu dans de nombreux Etats membres, sa foi dans le progrès généré par l’Europe.
Face à une crise financière d’une ampleur sans précédent, l’Europe s’est divisée et déchirée. Elle n’a pas mis en place, assez rapidement, les mécanismes de relance et de régulation financière qui auraient protégés ses citoyens. Elle n’a toujours pas d’harmonisation fiscale et les délocalisations intra Europe sont tentantes quand on sait que les salaires peuvent être divisés par quatre dans certains pays à l’Est. De même, le détachement des travailleurs venant de pays pauvres vers des pays plus riches est en principe encadré par une directive mais cette directive, malgré son remanie- ment récent, reste poreuse aux abus. La compétition entre travailleurs se joue sur le coût de la sécurité sociale, très bas dans les pays pauvres et toujours payé au pays d’origine. Ce dumping bien réel dresse les Européens les uns contre les autres. La politique de développement est considérée comme un luxe que l’Europe ne peut plus se permettre, le déferlement d’immigrés9 comme un risque inacceptable et les relations internationales, levier essentiel de la paix, sont la lanterne rouge du budget européen (4%). La solidarité des Etats membres n’est plus au rendez-vous et les Conseils européens deviennent du chacun pour soi, où les grandes puissances, comme l’Allemagne, dominent le jeu. Par ailleurs, la fragmentation de l’Europe, où l’écart entre riches et pauvres ne cesse de se creuser, ajoute à l’incompréhension d’une construction européenne qui devait être axée sur la conver- gence graduelle des niveaux de vie des citoyens européens quels qu’ils soient. Là sont les risques les plus grands, mais là aussi sont les chantiers les plus importants pour consolider la paix.
Comment s’étonner dès lors de la montée des égoïsmes individuels et des nationalismes ? Les facteurs socio-économiques créent les ingrédients bien connus de la guerre, ceux qui déclenchent les peurs, le repli sur soi et la recherche de boucs émissaires. Que le FN devienne le premier parti français au Parlement européen, que les eurosceptiques britanniques y fassent un malheur, est un symptôme bien plus qu’une cause du profond malaise européen, alors même qu’unanimement les gouvernements des Etats membres admettent que c’est seulement au niveau européen que se trouve la solution à des questions aussi complexes que celles de la régulation du système financier et d’une exigence de rigueur budgétaire qui ne peut se transformer en une austérité déflationniste sous peine de plomber l’Europe toute entière pendant de très longues années. Il y a du pain sur la planche, des choix difficiles à faire qui incluent une fois encore le citoyen européen. Mais les donnes de ces choix doivent être clairs et analysés. Aujourd’hui, par le biais des technologies, des réseaux sociaux et des media à sensation, la démocratie directe est dominée par le jeu instantané des passions. La raison passe dans l’ombre, plutôt que dans la lumière.
Dans sa stratégie de sécurité de 2003, Solana n’avait traité que des menaces externes à l’Europe, pensant que l’intérieur était solide, que le noyau tiendrait. Or c’est là aujourd’hui que le bât blesse. En rejeter la faute sur les nouveaux Etats-membres serait une erreur. Il y a une extrême droite virulente en Hongrie, mais que dire de celle des pays nordiques, des Pays-Bas, de la France ? Même si ces phénomènes ne sont que des symptômes, ce sont des symptômes alarmants. Si le noyau interne européen se fragilise, il servira de détonateur à la ceinture d’explosifs qu’est devenue sa politique de voisinage tant au Sud et à l’Est.


3. L’ESPOIR
Et pourtant, l’espoir n’est pas mort. Les peuples ne veulent pas la guerre. On se souvient, au moment de la guerre d’Irak en 2003, des manifestations pacifistes impressionnantes dans tous les pays européens y compris aux Etats-Unis pourtant encore tétanisés par l’attentat du World Trade Centre  de 2001. Mais le discours sur l’état de l’Union de G. W. Bush, en janvier 2003 et sa vision mani- chéenne d’un monde divisé par l’axe du mal ont fini par remporter la partie. La propagande de guerre qui s’est déversée à ce moment-là sur le monde, les images manipulées - celle d’une cimenterie irakienne travestie en une usine d’armement chimique - les preuves de l’existence d’armes chimiques truquées, présentées triomphalement à l’ONU, preuves illusoires auxquelles s’ajoutaient la preuve non illusoire celle-là, que le régime de Saddam Hussein était d’une extrême violence, ont changé la donne. In fine, l’idée de renverser une dictature a servi de justification à ceux qui auraient pu douter, vu les intérêts pétroliers sous-jacents, de la légitimité de la guerre. Il fallait redonner la liberté aux Irakiens ! Et les soldats américains et britanniques venus délivrer le pays ont été bien étonnés de ne pas être accueilli en libérateurs.
Les peuples n’aiment pas la guerre, mais les manifestations pacifiques sont impuissantes à arrêter un conflit lorsque la machine de guerre est lancée. Les commémorations de la guerre de 14, et celle du centenaire de l’assassinat de Jean Jaurès ont été l’occasion de se rappeler la chronique d’une guerre annoncée, ses prémisses, ses opposants réduits au silence, et le carnage sans nom qui a suivi.
Si on considère la période qui va de 1910 à 1914, où Jaurès luttait pied à pied contre l’ombre menaçante de la guerre, on retrouve des ingrédients connus : misère sociale, émeutes, tensions internationales10, nationalisme croissant, qui se cristallise en France autour de l’affaire Dreyfus. Jaurès pressent la guerre et son cortège de souffrance “ des milliers d’hommes invités par une Europe démente et avouant sa démence au bal du meurtre et de la folie ” 11. Mais il croit toujours à l’Internationale socialiste et à son pouvoir de refus du conflit. Las, ce ne sera pas le cas, et nous connaissons tous la suite. La suite, c’est une guerre atroce, à laquelle le traité de Versailles a mis fin mais sans construire la paix.
L’espoir n’est pas mort car les jeunes Européens n’ont connus, depuis leur naissance, que la dispa- rition des frontières et la liberté de circulation en Europe. Ils ont joui du privilège d’un enseignement à l’étranger, avec des aides multiples. Le programme Erasmus, créé en 1987 a été un des grands succès européens. Il a permis à 3 millions de jeunes de partir étudier ailleurs. C’était une révolution. Ce programme a fait des petits : il s’est élargi, affiné, démultiplié depuis sa création ; il s’est ouvert à d’autres publics qu’aux universitaires, mais l’esprit humaniste d’Erasme continue à l’illuminer.
L’espoir n’est pas mort car les programmes cadre de recherche de l’Union européenne continuent à rassembler en réseaux les chercheurs des Etats-membres avec une forme d’ouverture et d’échange de connaissance que les chercheurs américains, souvent enfermés dans leur laboratoire, nous envient. Cette synergie européenne explique peut-être pourquoi, en dépit d’un sous financement chronique de la recherche, cette dernière reste de pointe et continue à engranger des succès. Mais comme les programmes culturels, les aides au cinéma européen, les Erasmus, les pôles d’excellence européens, ces soutiens créent une identité européenne supranationale à laquelle les jeunes aspirent sans pour autant oublier leurs racines. Ils sont unis dans la diversité, devise de l’Union, et pour eux tout retour en arrière serait impossible.
L’espoir n’est pas mort car le questionnement nouveau du citoyen sur l’Europe est en plus, s’il débouche sur un débat porteur de changement. Car l’Europe est encore en genèse, si pas en gestation. Tout reste possible.
De l’ombre à la lumière. Nous avons, devant nous, le même cocktail mortifère qu’en 14, le même qu’en 40 : la recette n’a pas varié. Nous vivons en paix depuis 70 ans, grâce à l’Europe, mais pour


10 Les rivalités qui s’aiguisent dans les Balkans, (avec les Serbes et les Bulgares qui, soutenus par le grand protecteur russe, se rapprochent de la Grèce et du Monténégro et veulent régler son sort à la Turquie, la montée en puissance des engins de destruction avec une mobilité des armées assurées par mer, par terre et par air (800 aéroplanes déjà à l’époque, des cuirassés énormes, 45.000 véhicules etc.).
11 p 511 Max Gallo (1984). Le Grand Jaurès. Calmann-Levy.


être le bouclier imparable que les citoyens attendent, l’Europe doit se renforcer. Et il reste beaucoup à faire, un noyau interne à consolider, une cohérence externe à trouver, une indépendance européenne à conquérir. Dans un monde multipolaire, l’Europe doit être forte et libre de ses engagements. Nous n’y sommes pas encore. Mais croire aujourd’hui que la fermeture des frontières nationales ou le repli sur soi, constituerait une protection suffisante contre les menaces est une naïveté. L’affirmer politiquement est une imposture.
La paix n’est pas simplement le refus de la guerre. C’est une construction, exigeante et à revoir sans cesse. Mais il y a des enceintes pour faire des choix politiques, il y en a d’autres pour débattre des valeurs européennes et remettre la raison en pleine lumière. C’est plutôt ce débat que je propose à la maçonnerie d’ouvrir, sans complaisance, dans cette ville de Reims, symbole lumineux de la résistance civile en 1914.


RÉSUMÉ
La paix en Europe, qui tient depuis près de soixante ans, a longtemps été considérée comme un dû par le citoyen, une sorte d’évidence. Sa construction cependant a été difficile et lourde de décisions. Elle s’est d’abord appuyée sur l’élargissement et la multiplication d’accords commerciaux, qui ont fait de l’Europe une soft power et une grande puissance économique. Ensuite, grâce à Javier Solana en 2003, la stratégie européenne de sécurité a vu le jour. Cette stratégie, jamais retouchée depuis, mettait l’accent sur le volet politique de la paix, la diplomatie préventive et les nouvelles menaces, comme le terrorisme et les armes de destruction massive pesant sur le monde. Solana suggérait de renforcer la politique de voisinage et de ne pas hésiter à reculer la ligne de défense européenne en tentant de mettre fin a des conflits plus éloignés, comme en Afrique, où au Moyen-Orient, conflits dont l’onde de choc risquait de rejaillir sur l’Europe. Il plaidait pour un multilatéralisme efficace.
J’intègre à cette vue classique de la construction européenne deux aspects négligés :
- le rôle croissant du citoyen dans des décisions qui autrefois lui échappaient, et donc sa responsa- bilité dans la construction d’une paix qu’il a considérée longtemps comme allant de soi,
- la menace que constitue la fragmentation interne de l’Union, où l’extrême droite et l’euroscepticisme gagnent du terrain, alors même que le voisinage de l’Union, au Sud comme à l’Est, est devenu une ceinture d’explosifs. La fragilité interne de l’Europe pourrait servir de détonateur. Et je rappelle les cocktails mortifères de facteurs nationaux et internationaux avant 1914 - mais aussi en 40 - qui ont fait que même si les peuples n’aiment pas la guerre et ne la veulent pas, ils finissent par y être acculés.
J’affirme que la paix n’est pas simplement le refus de la guerre que c’est une construction, exigeante et à revoir sans cesse. C’est un travail de fond. L’esprit du temps, fait d’émotion et d’audimat, ne plaide pas pour ce travail de fond. Il met en avant les passions. Il favorise la résurgence des nationalismes et des peurs. Il range la raison à l’ombre plutôt que dans la lumière.
Il y des enceintes pour discuter des choix politiques à négocier, il y en a d’autres pour traiter de l’ombre et de la lumière. C’est plutôt à ces dernières que je propose de réfléchir, dans cette ville de Reims, symbole lumineux de la résistance civile en 1914.


L’AUTEUR
Véronique De Keyser est née en 1945 à Etterbeek (Belgique). Au même moment, à deux mois près, son père, jeune résistant de 25 ans, mourait à Bandes, petit village martyr des Ardennes, qu’on appelle souvent l’Oradour belge. La guerre a donc marqué toute son enfance, et c’est sans hésitation, pendant ses études de psychologie du travail à l’Université de Bruxelles, qu’elle s’est engagée dans la construction européenne. Elle a participé aux premières recherches CECA (dans les mines et
Compte rendu de la Conférence publique - L’Europe, un espoir pour les générations futures 11
la sidérurgie européenne) dès les années 67, y a fait sa thèse de doctorat sur la sidérurgie, et a poursuivi ses recherches dans un cadre européen jusqu’en 2001, lorsqu’elle est devenue députée européenne.
Durant la même période, elle a mené une carrière académique, d’abord à l’université Libre de Bruxelles, puis à l’Université de Liège, ou elle est devenue successivement, professeur, professeur ordinaire, puis Doyen de la Faculté de Psychologie pendant huit ans. Elle a élargi ses recherches de la sidérurgie, au nucléaire (elle a fait son post doctorat au centre de recherche nucléaire de Pittsburgh), puis à l’aéronautique et à l’anesthésie. Ses thèmes, limités d’abord aux accidents du travail, se sont orientés vers l’erreur humaine, le stress et les risques d’erreur dans les environne- ments dynamiques. Et de la psychologie du travail, elle est passée à l’ergonomie cognitive et à l’intelligence artificielle.
Entrée au Parlement européen en 2001, le 12 septembre, soit le lendemain de l’attentat de New-York, elle a choisi de continuer l’étude des risques qui avaient été au cœur de sa carrière académique, en se spécialisant dans le terrorisme, la question du Moyen-Orient et les zones conflic- tuelles d’Afrique. Elle a terminé son parcours européen en juin 2014, en tant que Vice-Présidente du Groupe Socialiste pour les Affaires Etrangères, les Droits de l’Homme, le Développement et le Commerce International. Outre une abondante bibliographie scientifique et de nombreux articles, on lui doit, en collaboration avec Stéphane Hessel en 2013, un livre incisif sur la politique européenne dans le conflit israélien, paru chez Fayard en 2013 : Palestine, la trahison européenne.
Très engagée dans la laïcité européenne, elle a mené au Parlement européen, un combat continu pour la reconnaissance des valeurs de la laïcité, y a organisé des colloques et publié sur ce thème, en particulier dans le cadre des rapports entre Science et Laïcité et dans l’utilisation, par la laïcité, de l’article 17 du Traité de Lisbonne.

Intervention de Monsieur Michel WIEVIORKA
Sociologue
Traiter de l’Europe pour en promouvoir l’idée pourrait devenir démo- ralisant tant les vents soufflent en sens opposé. Les résultats du vote du 25 mai 2014 ont confirmé les appréhensions de ceux qui annon- çaient, pour la plupart des pays concernés, un fort taux d’abstention, et une poussée des forces populistes ou extrémistes, toutes nette- ment hostiles à l’Union européenne. Un peu d’espoir, certes, apparaît, par exemple avec la politique de Mario Draghi, le président de la Banque Centrale Européenne – mais rien qui pourrait justifier un fort optimisme.
Mais souvenons-nous, et réfléchissons.
Au départ, la construction européenne repose sur des valeurs profondément humanistes, d’autant plus faciles à mettre en avant que le Vieux Continent sort d’une guerre terrible, et barbare, la deuxième du XXème siècle. Il est temps, se disent alors de bons esprits, de mettre
en place des dispositifs permettant d’éviter de nouvelles guerres en Europe. Et plutôt que de laisser aux nations qui la composent des possibilités de s’entretuer à nouveau, il convient de les rapprocher de sorte que cela devienne sinon impossible, du moins extrêmement difficile. D’où le projet de créer une communauté européenne dont l’enjeu n’est donc pas économique, ou immédiatement politique, mais avant tout éthique ou morale. L’horizon fondateur de l’Europe, c’est d’abord la paix, la coexis- tence pacifique. C’est pourquoi le 9 mai 1950, Robert Schuman déclare qu’il s’agit de rendre la guerre désormais "non seulement impensable mais aussi matériellement impossible".
Mais si les fins ne sont pas économiques, les moyens, eux, le sont : pour les fondateurs de la Communauté européenne, celle-ci sera politique, à long terme, à condition de procéder progressi- vement en développant une intégration économique sans cesse plus poussée. Une démarche qui aurait brûlé les étapes en tentant de mettre en place d’emblée une Europe dotée de tous les attributs d’un Etat-nation était condamnée à l’échec ; la raison et la connaissance fine des données historiques, politiques, sociales du moment interdisaient toute autre stratégie.
D’où la création de la CECA (Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier), premier acte de la construction européenne, réalisée en 1951 par 6 pays (l’Allemagne, la France, l’Italie, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg). Il y avait là un double signal : des pays qui étaient en guerre il y a peu se montraient capables de se rapprocher sur des enjeux économiques, et ceux-ci n’étaient pas choisis au hasard, le charbon et l’acier étant au cœur des industries d’armement.
En deux tiers de siècle, l’Europe s’est étendue et renforcée, elle constitue aujourd’hui une union non seulement économique, mais aussi, pour une majorité des pays qui la composent, monétaire, avec l’Euro, et on voit s’ébaucher une structuration politique à travers divers traités.
Tout au long de cette période, la communauté européenne a connu des hauts et des bas, des moments de fortes tensions internes, des oppositions à ses projets de renforcement ou d’extension. Et aujourd’hui, non seulement le doute, les critiques ou le scepticisme sont considérables, mais en plus, ils présentent une caractéristique inédite par rapport à ce que le Vieux Continent a connu avant les années récentes : au-delà de l’économie et de la politique, en effet, ce sont les valeurs mêmes de l’Europe, ces valeurs humanistes, éthiques, morales qui sont affectées.
Déjà, dans les années 90, au moment de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie, l’Europe a fait preuve d’impuissance, et souvent, par la suite, elle a donné l’image d’un refus, d’une incapacité ou de fortes réticences à s’engager dans des logiques diplomatiques ou militaires conformes à ces valeurs.
Compte rendu de la Conférence publique - L’Europe, un espoir pour les générations futures 13
Mais ce dont il sera question ici est peut-être encore plus grave, symboliquement, que cette passivité, cette incapacité à promouvoir activement ce qui est au fondement du projet européen. Car aujourd’hui, les ennemis des valeurs éthiques et morales qui sont au cœur du projet sont parvenus, bien plus qu’auparavant, à institutionnaliser leur hostilité, et à pénétrer au sein même du système politique pour y instiller la haine xénophobe, raciste ou antisémite et les valeurs non ou antihuma- nistes qui accompagnent les projets de sociétés fermées et de nation homogène.
Il est tentant d’expliquer cet essor en termes de crise.
La crise financière de 2007-2008, qui a été présentée comme mondiale alors qu’elle a affecté essentiellement les Etats-Unis d’Amérique et une partie de l’Europe, a déclenché la crise économique et sociale, particulièrement violente dans les Etats du sud de l’Europe, et révélé ou exacerbé la crise de nombreux systèmes politiques. Les nationalismes et autres national-populismes ont prospéré, en même temps que se raidissaient ici ou là des extrêmes-gauches hostiles elles aussi à l’Union européenne. Encore faut-il immédiatement ajouter que la crise économique et sociale n’explique pas à elle seule cette poussée des nationalismes et extrémismes, en tous cas pas directement : la Nor- vège, la Suisse, par exemple, sont des pays où ces phénomènes revêtent une importance considé- rable, alors qu’ils ne sont guère affectés par cette crise. Et symétriquement, l’Espagne et le Portugal, qui sont profondément atteints par la crise, ne connaissent guère ces phénomènes. Dans le premier cas, on dira peut-être que le nationalisme est mis en avant pour tenir le pays à l’écart d’une Europe en crise, dans le second, on rappellera le passé dictatorial récent, et sa violence, lourdement associés au nationalisme : toujours est-il qu’il n’est pas possible de se contenter d’explications trop sommaires.


1. LA SPIRALE DE LA CRISE
L’extension à l’Europe de la crise financière américaine a suscité de fortes interventions des Etats et des institutions européennes qui ont permis au système financier et bancaire de s’en sortir. Mais la crise s’est alors déplacée, ou étendue. Elle a comme muté pour devenir la crise de certains Etats membres de l’Union Européenne, et, dans son prolongement, celle de l’Europe.
La Grèce, puis l’Espagne et l’Italie ont ainsi donné l’image de pays mal gérés, incapables de rem- bourser leurs dettes, obligés d’emprunter à des taux devenant exorbitants, et risquant de s’enfoncer vers le chaos. La solidarité européenne a été alors mise à l’épreuve : les Etats les plus vigoureux, à commencer par l’Allemagne, ont attendu des pays du sud de l‘Europe qu’ils se montrent rigoureux et prennent des mesures drastiques pour pouvoir bénéficier de l’aide de l’Union européenne.
Il se confirmait ainsi que l’économie est bien au centre du projet européen, et que la solidarité politique, nécessaire pour que ce projet fonctionne, est adossée à des raisonnements techniques et économiques. La morale, l’éthique ne sont plus guère l’horizon ou le cœur des débats. Et il est apparu aussi que cette solidarité politique n’était pas une force puissante, et mobilisatrice.
A partir de là, l’idée d’un retour en arrière a progressé : si l’Europe économique et financière ne peut exister qu’en étant également une Europe politique, et puisque cette dernière ne constitue pas un horizon mobilisateur, revenons aux principes dit « westphaliens », organisons l’Europe sur une base nationale, ou plutôt : détruisons l’Europe au profit des nations. Cette perspective a pu revêtir un tour radical, nationaliste, xénophobe, raciste, mais pas nécessairement – elle a aussi ses versions de gauche. Des économistes connus pour leur ouverture d’esprit, les Prix Nobel John Stiglitz et Paul Krugman lui ont fourni certains arguments, en particulier en critiquant la monnaie unique, l’Euro.
Et pour ceux qui voulaient continuer à faire prévaloir le projet d’une Union européenne réellement unie et efficace, il a fallu argumenter en tentant de trouver d’autres arguments qu’économiques, tant les résultats d’ensemble, en matière de croissance, d’emploi ou de revenus, surtout vus de l’Europe du sud, étaient décevants


2. LA NATION CONTRE L’EUROPE
La régression en faveur de politiques anti-européenne s’appuie d’abord, même si ce n’est pas partout le cas, on l’a dit, sur le constat d’une crise économique et financière que l’Europe traite mal : à la limite, loin d’être pensée comme une protection, l’Europe est perçue comme une source de faiblesse pour les économiques nationales. Mais cette régression bénéficie aussi de ressources culturelles puissantes : l’idée de Nation, renforcée par la crise, lourde d’une formidable épaisseur historique. Dans cette perspective, là où la crise est majeure, la nation est un recours ; et là où la crise est inexistante, la nation est une protection.
Le national-populisme prospère dans plusieurs pays d’Europe, adossant sa critique socio- économique de l’Europe à l’appel à un être culturel, aux références à une identité. Il faut, selon lui, défendre la Nation, qui permet d’affronter le déchainement sans frontières de l’argent et des marchés qu’autoriserait l’Union européenne. C’est ainsi que les nationalismes, hier largement ouverts à des thématiques libérales ou néo-libérales, sont aujourd’hui plus souvent perméables à des thèmes sociaux et à des demandes d’intervention étatique dans l’économie.
Evoquer une nation, quelle qu’elle soit, aussi fictive ou artificielle que soit la démarche, c’est mobiliser de fortes références culturelles, historiques, linguistiques, littéraires, artistiques. C’est fonctionner sur le registre des émotions, des passions, des sentiments, c’est faire vibrer des cordes particulière- ment sensibles. Chaque nation peut se présenter comme une essence, un être singulier, unique, doté d’une langue, d’une histoire, d’une musique, d’une poésie, de valeurs, de traditions. Elle construit un récit, qui propose un avenir au nom du passé. La force des droites nationalistes, en Europe, est ainsi de pouvoir fondre en un seul discours un raisonnement à prétentions économiques et sociales plaidant pour la sortie de l’Europe et la fin de l’Euro, d’une part, avec d’autre part la mise en avant d’une identité culturelle, et éventuellement religieuse.
Le social, l’économique, le politique, le culturel sont aisément fusionnés dans l’appel à la nation. Disons-le d’un mot : le rejet nationaliste de l’idée européenne peut reposer sur un discours total, puisque associant toutes ces dimensions dans une visée unique.


3. L’EUROPE CONTRE LES NATIONALISMES
Mais en face, que peut proposer le soutien à l’Union européenne ? Un point saute aux yeux : il lui est beaucoup plus difficile de revêtir lui aussi un tour total. Un discours pro-européen peut tenter de se prévaloir d’une histoire de l’Europe, évoquer Charlemagne par exemple ; il peut tenter aussi de mettre en avant des « valeurs » ou des « racines chrétiennes » de l’Europe, et donc une supposée unité religieuse, mais alors au prix d’une droitisation qui exclut le judaïsme et l’islam, ignore le point de vue des agnostiques et des athées et ouvre la voie au rejet des migrants musulmans et au refus vaguement raciste ou xénophobe d’envisager l’admission de la Turquie en son sein.
Tout ceci est de fait sans vigueur, sans grande épaisseur historique, ni fort substrat littéraire. De plus, autant l’appel à une nation est unifiant, autant la référence à la chrétienté est clivante. Et de surcroit, le nationalisme s’accommode bien du christianisme catholique, protestant, orthodoxe, qui ne peut donc pas être le monopole des tenants de l’Europe.
Il faut donc accepter un constat de déséquilibre, entre les ressources culturelles qu’apporte l’idée de nation, et celles que peut, à première vue, véhiculer le projet européen.


4. RAISON ET HUMANISME
Mais l’Europe n’incarne-t-elle pas, plus que n’importe quelle autre partie du monde, le dépassement de la guerre et des grandes oppositions violentes qui ont culminé tout au long du XXème siècle avec les deux guerres mondiales, n’en a-t-elle pas permis d’exorciser le spectre ? N’est-elle pas ce conti- nent qui a inventé le progrès, la démocratie, l’humanisme, et qui a pu, et peut encore délivrer au monde entier leur message avec une grande légitimité ? L’Europe ne peut-elle pas s’identifier à l’uni- versel, l’incarner, le porter ?
Quand le mur de Berlin est tombé, une nouvelle ère politique s’est ouverte, et le politologue américain Francis Fukuyama a pu, non sans arrogance et excès, proclamer le triomphe de la démocratie et du marché, « la fin de l’Histoire », dans un article célèbre paru sous ce titre en 1989 dans la revue The National Interest. Dans ce contexte, l’Europe pouvait apparaître comme le moyen de résister au triomphe généralisé des marchés ou du néo-libéralisme, tout en autorisant une conception ouverte
Compte rendu de la Conférence publique - L’Europe, un espoir pour les générations futures 15
de l’économie et en l’associant à une visée humaniste et aux droits de l’homme. Une pensée véritablement européenne a pu alors trouver un espace. Les voix des intellectuels de la partie européenne de l’ancien empire soviétique, tels Vaclav Havel ou Adam Michnik, ont apporté une contribution décisive à l’optimisme européen, rejoignant des courants de pensée comme celui qu’incarnait Jürgen Habermas depuis l’Allemagne, l’optimisme régnait, il existait un espace pour une philosophie politique émancipée de tout nationalisme et servant de cadre de référence à des projets d’émancipation, de justice sociale, de démocratie, de modernisation qui ne soient pas soumis au diktat des marchés.
Il y a ainsi eu un moment où le projet européen exprimait à nouveau l’association d’une ambition économique, et l’expression de valeurs universelles et humanistes. Mais ce moment n’a guère duré.
C’est d’abord la poussée des nationalismes qu’il faut mettre en cause : elle s’est intensifiée et radicalisée à partir des années 80, structurée par des partis capables de capitaliser la haine (des différences, des immigrés, etc.) et la peur de l’avenir dans plusieurs pays d’Europe. Mais, bien avant la crise apparue en 2008, d’autres phénomènes ont commencé à concourir, eux aussi, pour rétrécir l’espace de la pensée pro-européenne.


5. DIVERSITÉ ET FRAGMENTATION
La globalisation porte en elle, et ce n’est pas un paradoxe, des logiques contradictoires d’homogé- néisation d’une part, et d’autre part, de fragmentation et de diversification culturelle. Ces dernières sont celles qui nous intéressent ici. En effet, le vieux projet, légèrement antérieur aux traités de Westphalie (1648), d’une certaine homogénéité assurée dans chaque pays par l’adéquation d’une religion et d’une nation-cujus regio, ejus religio- est de plus en plus démenti par les faits. Des religions nouvelles, ou renouvelées, s’implantent ou se développent en Europe, souvent importées, à commencer par l’islam dans ses différentes variantes et le protestantisme des nouvelles Eglises américaines. Les migrations apportent avec elles des différences culturelles. En même temps, la cir- culation de la production culturelle est intense, planétaire, immédiate, la culture est elle aussi globa- lisée, comme l’a montré il y a déjà une vingtaine d’années l’anthropologue américain d’origine indienne Arjun Appadurai dans son livre Modernity at Large : Cultural Dimensions of Globalization (1996). Internet, les nouvelles technologies de l’information, les réseaux sociaux contribuent à ce que se dessinent à l’échelle planétaire d’autres formes de communication et de pouvoir, comme le montre le sociologue espagnol Manuel Castells dans Communication Power (2009).
Ces évolutions, ces ruptures même passent par toutes sortes de syncrétisme, d’emprunts et de recomposition, et débouchent sur une infinité de possibilités d’hybridation culturelle, sur une inventivité démultipliée. Et dans toute l’Europe, la rencontre de logiques internes (la transformation de la société, son travail sur elle-même, sa capacité à inventer des différences) et de logiques externes (les flux migratoires, la circulation mondiale de l’information, des idées et de la culture) contribuent à produire une vie intellectuelle, littéraire, artistique qui articule éventuellement divers niveau, du plus local au plus global, sans s’intéresser particulièrement au niveau européen, sans s’y arrêter.
Les demandes de reconnaissance, les affirmations identitaires, les trajectoires plus ou moins heurtées de l’immigration peuvent aboutir à un désir d’intégration au sein d’une communauté natio- nale, ou bien au contraire à un malaise, un sentiment de rejet, d’exclusion susceptible de déboucher sur d’autres quêtes de repères, religieux, diasporiques, transnationaux, cosmopolites.
Quels que soient leur contenu, leurs orientations, les acteurs qui les portent, la place de l’Europe y est dans l’ensemble faible.
Pourtant, cette place existe, d’une part parce que l’Union européenne peut mettre des moyens à la disposition de ce renouveau culturel, et d’autre part, et surtout, parce qu’elle garantit ce qu’on peut appeler des droits culturels, la possibilité, pour chacun, de vivre dans sa culture, ses traditions, son identité à condition de respecter certaines règles liées aux valeurs universelles. La construction européenne, en apportant par son droit et ses institutions un barrage supplémentaire au racisme et aux discriminations, ne fait pas que protéger des individus, elle leur permet aussi, tout en fixant certaines limites, que soient respectées les identités et les cultures. La montée en puissance des
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nationalismes se heurte à la défense des cultures et des particularismes identitaires par l’Europe, mais même cette défense demeure à ce jour limitée.


6. LES DÉBOIRES DE L’UNIVERSALISME, LA FIN DE L’HÉGÉMONIE OCCIDENTALE
Si l’Europe a été le théâtre de la pire barbarie nazie, mais aussi de la purification ethnique et des massacres à caractère génocidaire de l’ex-Yougoslavie entre 1991 et 2001 - deux ou trois cent mille morts, un million de personnes déplacées, elle n’en est pas moins aussi la partie du monde la mieux identifiée à un message universel moral et éthique, et elle demeure un refuge pour nombre de ceux qui, ailleurs dans le monde, fuient la persécution et les violences. Les Etats-Unis ont eux aussi apporté une large contribution philosophique et politique à ce type de message ; mais ils conservent l’image d’une superpuissance dominatrice, exerçant une prééminence en particulier militaire qui demeure difficilement contestable, un « hardpower » que complète leur « softpower », leur capacité d’influence idéologique ou culturelle.
L’Europe ne pourrait-elle opposer aux nationalismes haineux les valeurs universelles et humanistes qu’elle incarne, à commencer par celles des droits de l’homme ? Il faudrait pour cela que cet univer- salisme soit unanimement reconnu et apprécié. Or aussi bien au sein de l’Europe que, surtout au dehors, des voix de plus en plus nombreuses le mettent en cause. Les uns, dans une perspective qui peut devoir beaucoup à Karl Marx, en son temps pourfendeur de l’ « universalisme abstrait », critiquent le caractère artificiel voire incantatoire de cette mise en avant de catégories émancipatrices en théorie, mais qui ne correspondent pas à la pratique concrète. Pour d’autres, tels le sociologue- historien américain Immanuel Wallerstein (dans L’universalisme européen : de la colonisation au droit d’ingérence, 2008), les valeurs universelles sont le masque idéologique sous lequel avancent diverses dominations : celle des blancs sur les individus et les peuples de couleur, des hommes sur les femmes, des occidentaux sur l’Afrique ou l’Asie, etc. La critique insiste aussi sur l’ignorance et l’arrogance de ceux qui, depuis l’Europe ou les Etats-Unis, prétendent tout savoir et tout trancher en matière de valeurs universelles, comme si l’Ouest avait le monopole de l’invention de la justice ou de la démocratie. Ainsi, le prix Nobel d’économie Amartya Sen montre que l’Inde ou l’Afrique ont apporté depuis longtemps leur contribution à la définition de la démocratie (dans, par exemple, Peace and Democratic Society, 2011) et que des formes de justice dont les pays dits occidentaux pourraient s’inspirer davantage existent, au sein de traditions non occidentales ou portées par des religions qui ne sont pas nécessairement celles qui dominent à l’Ouest (cf. The Idea of Justice, 2009).
L’arrogance ou l’ignorance occidentale face à ces critiques ne devraient pas conduire à abandonner l’idée même qu’il existe ou peut exister des universaux. Il faudrait plutôt repenser cette idée, refor- muler l’universel. Mais les raisonnements évolutionnistes, qui veulent qu’à partir d’un centre, l’Europe, l’Ouest, les sociétés entrent dans la modernité et s’alignent sur la « one best way » occidentale, ces raisonnements sont de plus en plus rejetés, et l’Ouest perd son quasi-monopole dans la définition de la modernité et de ses valeurs universelles, associées dans la dénonciation de l’expansion plus ou moins dominatrice des sociétés occidentales. Il devient alors difficile d’identifier la seule Europe à cette même modernité et à ses valeurs universelles.
L’Europe n’est donc pas seulement menacée par une grave crise économique. Elle connaît des difficultés s’il s’agit pour elle d’incarner plus que toute autre partie du monde les droits de l’homme et l’humanisme, et avec eux la littérature, les formes artistiques, la vie intellectuelle, les recomman- dations morales ou éthiques qui l’installaient aux avant-poste. Plus l’hégémonie morale et éthique de l’occident est contestée, du dedans et du dehors, et plus l’Europe est affaiblie.
Moins elle est fondée, notamment, à déployer une action diplomatique ou militaire pour peser, par exemple, en tant que telle, sur le règlement du conflit israélo-palestinien ou sur les violences massives qui dessinent les conflits armés du monde actuel, en Afrique, au Moyen-Orient.
Une difficulté supplémentaire tient à la santé de la démocratie au sein des pays européens, et au niveau de l’Europe toute entière. Certes, il n’y a plus de dictature depuis la mort de Franco et de Salazar et la chute des colonels grecs, et les régimes à vocation totalitaire en Europe de l’Est ont disparu à la fin des années 80. Est-ce-à-dire que la démocratie se porte bien en Europe ?
Compte rendu de la Conférence publique - L’Europe, un espoir pour les générations futures
Les élections européennes de mai 2014 viennent de confirmer qu’il y a lieu de s’inquiéter, qu’il s’agisse des succès de forces xénophobes, racistes et particulièrement critiques à l’encontre des partis en place et du système des partis, ou de l’abstention électorale, parfois massive. Historiquement, et bien avant son intégration communautaire, l’Europe a été un laboratoire politique particulièrement inventif. Elle a donné naissance à la social-démocratie, et de façon générale, elle a vu la représentation politique jouer un rôle démocratique décisif. Mais n’est-elle pas guettée aujourd’hui par ce que le politologue britannique Colin Crouch théorise sous le concept de « post-démocratie » ? Les apparences de la démocratie sont sauves, mais en fait, le pouvoir n’est- il pas accaparé par les médias, les experts, les instituts de sondage et divers lobbies, sans que la représentation politique ait véritablement la voix au chapitre ?
Non seulement ce diagnostic est susceptible d’être sinon appliqué sans discussion, tout au moins mis en avant comme une hypothèse au niveau de plusieurs pays d’Europe où tout le système politique semble disqualifié, comme en Espagne ou en France, mais en plus, l’Europe elle-même, dans son fonctionnement, se voit de plus en plus fortement accusée de relever elle aussi de la non ou de la post-démocratie. Le pouvoir, dans cette perspective, y est éloigné des citoyens, technocra- tique, soumis aux pressions de groupes d’intérêt et assurément pas aux demandes d’une population qui serait réellement représentée.
Dans ces conditions, et même si la critique est parfois injuste, et aveugle quant aux efforts produits par la Communauté européenne pour inventer, par exemple, une politique culturelle, scientifique, ou de communication, il semble que le souffle a manqué en Europe pour promouvoir par le bas, depuis les citoyens, une véritable dynamique allant au-delà de la seule économie. Une vie culturelle et intellectuelle proprement européenne manque aussi d’un tel souffle, malgré les efforts d’écrivains, d’artistes, de chercheurs pour la promouvoir.
L’Europe va mal, économiquement, et elle manque de dynamisme pour se relancer sur un registre culturel, moral ou intellectuel. Ses institutions doivent accueillir plus que par le passé des acteurs qui lui sont hostiles par scepticisme économique, mais aussi par rejet de ses valeurs éthiques et morales.
Il est donc difficile d’envisager un avenir radieux pour l’Union européenne. Difficile, mais pas impos- sible. L’enjeu est clair, pour qui veut penser la relance de l’idée européenne : il s’agit de combiner action économique rénovée, et affirmation, y compris diplomatique et militaire, que l’Europe incarne et promeut des valeurs humanistes, morales et éthiques.

Conclusion de Monsieur Kader ARIF
Secrétaire d’État
aux Anciens Combattants et à la Mémoire

Monsieur le Député-maire,
Monsieur le Grand Maître du Grand Orient, Monsieur Michel Wieviorka,
Chère Véronique de Keyser,
Mesdames, Messieurs,
Permettez-moi de vous dire l’honneur que le Grand Orient de France me fait en m’invitant à clôturer ce colloque. J'ai pu apprécier depuis mon arrivée la grande qualité des interventions. C'est donc avec beaucoup d'humilité que je prends la parole pour vous dire, très sincèrement, ce que vos combats, vos engagements, ceux d'hier comme ceux d'aujourd'hui, m'inspirent.
Ce n'est pas n'importe quelle ville qui nous reçoit aujourd’hui. C'est Reims. Reims ville du couronnement des rois, ville martyre et ville de Résistance.
Ce n’est donc pas un hasard si elle accueille aujourd’hui le Grand Orient de France dont le rôle et l’engagement, dans chacune des grandes étapes qui ont fait la France d'aujourd'hui, ont été essen- tiels.
Engagement pour la France en temps de guerre. Engagement pour des valeurs en temps de paix. Engagement pour l’Europe aussi.
Engagement pour l’universalité enfin.
Un engagement qui ne naît pas avec la Grande Guerre. Dès le XVIIIe siècle, mesdames et messieurs, vos aînés mènent de grandes batailles, les plus grandes sans doute, celles pour la justice, pour l'égalité, pour la laïcité, pour le respect des droits humains en demandant l’abolition de la peine de mort, pour la libre pensée, pour la fraternité entre les hommes.
Liberté – Égalité – Fraternité. Trois mots qui résonnent avec une force symbolique lorsqu’ils sont prononcés en loge. Liberté – Egalité – Fraternité. Une devise républicaine fixée à la Révolution mais dont les termes puisent leurs sources, leurs racines et leurs sens dans les loges maçonniques pré-révolutionnaires.
Des termes aussi qui sont associés à d’autres, qui les renforcent : Amitié, Sincérité, Union. C'est dire si ces mots, qui composent notre triptyque républicain, ont du sens ici, peut-être plus encore qu'ailleurs.
Liberté – Égalité – Fraternité, ce n'est pas qu’une devise inscrite sur le fronton d’une mairie. C'est un modèle de vie. C'est un idéal à atteindre. C'est le fondement même de notre société. « Liberté, Égalité, Fraternité... ce sont les trois marches du perron suprême, écrit Victor Hugo en 1875. La liberté, c’est le droit ; l’égalité, c’est le fait ; la fraternité c’est le devoir. Tout l’homme est là... ».
Ce devoir de fraternité, le Grand Orient de France l’a toujours honoré. Dès la fin du XIXe siècle, de nombreuses relations diplomatiques sont nouées avec la Belgique, la Hongrie, l’Italie, l’Argentine ou encore l’Égypte. En 1900, le devoir de fraternité est au cœur des discours en faveur de la paix lors
Compte rendu de la Conférence publique - L’Europe, un espoir pour les générations futures 19
de l’exposition universelle de Paris. C’est aussi au nom de la fraternité que 3 000 Francs-maçons français et allemands se réunissent en 1907.
Ils fraternisent au cœur des Vosges, cette montagne devenue en 14-18 le tombeau de tant d’hommes, transcendant ainsi la frontière que les impérialismes et nationalismes exacerbés étaient en train de dessiner le long du Rhin. Une fraternisation et une réconciliation des peuples que les présidents français et allemands ont rappelées le 3 août dernier, 100 ans après, au Vieil Armand.
Avec des figures politiques comme Gaston Doumergue ou Jules Ferry, des figures féministes à l’image de Madeleine Pelletier et Louise Michel, la Franc-maçonnerie marque le XIXe siècle et le début du XXe siècle. Marcel Sembat écrit : « Le seul fruit de l'entente franco-allemande doit être pour la France de fonder définitivement la paix européenne ». A cette époque, les nations n'ont pas encore été jetées dans les deux guerres, les peuples n’ont pas commencé le chantier européen. Pourtant, l'Europe de la paix est déjà leur idéal.
A la veille de la guerre, les Francs-maçons se retrouvent aussi dans le combat pour la paix, illustré par Jean Jaurès comme ils avaient déjà fraternisé autour de la cause, juste, du capitaine Dreyfus. Mais en 1914 éclate la Première Guerre mondiale.
Elle jette dans l'horreur des tranchées des soldats venus de plus de 70 nations briser leur destin sur nos terres et engager celui de la France. Ce sont 8 millions d’hommes mobilisés en France, 13 mil- lions en Allemagne, 65 millions à travers le monde. Ce sont aussi 1,4 millions de soldats morts côté français, près de 10 millions au total. Ce sont des millions d’hommes marqués dans leur chair, blessés dans leur âme. Ce sont des millions d’hommes rentrés dans leur foyers, condamnés à vivre, à sur- vivre parfois, hantés par le souvenir d’un camarade tombé à côté d’eux. Ce sont des paysages qui en portent encore les stigmates.
Mais dans le quotidien de la guerre, le combat pour la justice se poursuit. Un combat que l’injustice inhérente à la guerre n’a pas fait fléchir... La Franc-maçonnerie s’engage par exemple pour dénoncer les excès de la justice militaire dans de nombreuses affaires de fusillés. Celle des sous-lieutenants Henri Herduin et Pierre Millant, fusillés le 11 juin 1916 à Verdun. Henri Herduin, né à Reims, au 61 rue de la Barbâtre et qui donna son nom à une rue rémoise.
Celle aussi des caporaux de Souain fusillés pour l’exemple en 1915. Ils seront réhabilités en 1934 avec l’aide du Grand Orient de France.
En janvier 1917, alors que le monde est déchiré par cette guerre qui devait être la dernière, se tient une conférence des maçonneries des nations alliées. 1 500 participants des loges d’Île-de-France, des deux obédiences du Grand Orient et de la Grande Loge ainsi que des loges du Portugal, d’Italie et d’ailleurs, signent un manifeste dont je vous livre un extrait : « Notre but est de travailler pour une Europe libre et pour un monde libre ! [...] Notre mission consiste à libérer les nations et les hommes ». La Société des Nations avait été un idéal. Elle était devenue un projet. 6 mois plus tard, elle est un chantier, œuvre de la fraternité internationale. Mais chantier immense qui devait se construire sur les ruines de la guerre.
Voici que naît l’Europe des Francs-maçons. L’Europe, cet espoir pour les générations futures comme elle a été l’espoir de paix de millions de femmes et d’hommes il y a 100 ans.
S’ils ont encouragé la paix durant les 4 années du conflit, les Francs-maçons ne s’en sont pas moins ralliés à l’Union Sacrée. Car des soldats meurent « pour le triomphe de l’idéal maçonnique de progrès, de justice et de protection des faibles, des opprimés et de tous ceux qui constituent la grande frater- nité humaine », clame aussi le manifeste de 1917.
Rappelons aussi que parmi les chefs militaires qui conduisent la France à la victoire, il y a le maréchal Joffre, vainqueur de la Marne, de ce sursaut français que nous commémorerons le mois prochain autour du Président de la République.
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Au lendemain de la Grande Guerre, le temps est à la reconstruction. Pour les villes détruites. Pour les survivants meurtris dans leur âme et dans leur chair. Pour les filles et les fils qui pleurent la mort d’un père. Pour les Francs-maçons aussi, affaiblis, qui doivent faire face au grand chantier de reconstruction de l’idéal républicain.
Là encore, le combat se poursuit sous l’impulsion de personnalités comme le parlementaire Arthur Groussier, que chacun d’entre vous connaît et qui a donné son nom au principal temple de la rue Cadet. Il établit des relations d’amitié avec les grandes obédiences européennes autour de la sym- bolique et de l’histoire maçonniques.
C’est autour et forts de cette histoire commune que les Francs-maçons vont se reconstruire, dans le climat très hostile que l’on connaît : montée des nationalismes, des fascismes, de l’antisémitisme.
Durant la Seconde Guerre mondiale, l’installation du régime de Vichy met fin à la République. En s’en prenant à l’idéal républicain, Pétain s’en prenait aussi à l’idéal maçonnique. Le décret du 19 août 1940 de l’Etat français, mesure phare de Pétain, dissout le Grand Orient de France de même que toutes les obédiences maçonniques.
Entre 60 000 et 75 000 Maçons sont identifiés par le Service des Sociétés Secrètes. Ils sont auto- matiquement exclus de la fonction publique et de l’armée.
Ils assistent à la sortie, en 1943, du film Forces occultes de Paul Riche, qui présente les Francs- maçons et les juifs comme les responsables de la défaite de la France. La théorie du « complot judéo-maçonnique » formulée dès la fin de la Révolution française refait surface. Pétain martèle alors un adage significatif : « Un Juif n’est jamais responsable de ses origines. Un franc-maçon l’est toujours de ses choix ». Mais ces choix étaient assumés. Ces choix engageaient leur vie comme ils engageaient l’avenir de leur pays, la France et de l’Europe. Car survivre, pour beaucoup, signifiait résister.
Ils organisaient des réunions clandestines. Ils s’engageaient au sein de réseaux comme Libération, Franc-Tireur ou encore l’Organisation Civile et Militaire. Des loges voient même le jour dans les camps de concentration, en particulier à Buchenwald. Parallèlement, le mouvement fondé par Albert Kirchmeyer et le colonel Eychène, « le Cercle », devenu « la Ligue » puis « Patriam Recuperare », vise à préparer le retour de la République. Une République qui a perdu deux de ses grands symboles, Jean Zay et Pierre Brossolette mais aussi des hommes comme Gaston Poittevin et René Boulanger.
D’autres ont survécu et poursuivi le combat parce que leur libre pensée leur paraissait inviolable. Je pense à Pierre Mendès-France engagé dans les Forces Aériennes Françaises Libres, à Félix Eboué ou encore à Paul Ramadier, l’un des 80 parlementaires à avoir refusé les pleins pouvoirs à Pétain.
Après la guerre, les combats n’ont pas manqué. Il y eut celui pour la décolonisation ; celui pour le respect de la laïcité ; celui, bien sûr, pour l’Europe. Mesdames et messieurs, nous avons été invités aujourd’hui à parler de la Grande Guerre et de la Seconde Guerre mondiale. Parler de ces guerres, c’est d’abord parler d’Europe. C’est parler des épreuves traversées par ce continent depuis plus d’un siècle et c’est parler de cette paix que nous avons su construire et dont nous pouvons observer, chaque jour, le caractère précieux en même temps que la fragilité.
A un moment où certains doutent de l’Europe, le centenaire de la Grande Guerre est une invitation à rappeler qu’elle est avant toute chose la matérialisation du vivre ensemble, la traduction concrète d’un engagement pris entre différentes nations, l’espace dans lequel prend forme et se dessine la paix.
C’est ce message de paix que les commémorations nous invitent à diffuser, celui-là même que les soldats, quel que soit leur uniforme, espéraient en partant au front. Celui-là même que les
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combattants rêvaient avant de tomber au champ d’honneur, à l’image de Charles Péguy qui écrit en septembre 1914 : « Je pars pour le désarmement général, je pars pour la dernière des guerres ». Beaucoup crurent à la « Der des Der ». Il s’appelait Aristide Briand, il était Français. Il s’appelait Gustav Stresemann, il était Allemand. Tous deux furent distingués du prix Nobel de la paix. Leurs efforts ont fondé le projet européen. Ils nous obligent. Les nations d’Europe ont créé ensuite la Société des Nations ; l’Allemagne y est accueillie avec les honneurs en 1926. Tentative avortée d’une Europe qui garantirait une paix solide et durable.
Bien sûr, il fallut attendre la Deuxième Guerre mondiale. Il fallut attendre que le monde et l’humanité assistent à une entreprise de déshumanisation faisant 60 millions de victimes. Il fallut attendre que l’Europe de la paix soit presqu’inespérée pour que les hommes la bâtissent enfin.
Mais c’est bien au lendemain de la Grande Guerre que les germes de cette Europe furent semés, dans les cratères des obus, dans le cœur des hommes et en réponse à ce que l’on osait affronter comme étant la réalité de l’Histoire.
Elle fut d’abord une Europe des utopistes. Elle devint une Europe des intellectuels, des penseurs, des économistes. Elle doit être aujourd’hui une Europe des citoyens. Célébrer la paix ne signifie pas qu’il faille une Europe qui se désintéresse de tout ce qui viendrait la menacer. Bien au contraire. Ce serait là une très mauvaise lecture des enseignements de la Grande Guerre. L’Europe doit s’engager partout où cette paix est menacée. Elle doit le faire en Ukraine ; elle doit le faire au Mali ; elle doit le faire en Irak. Elle doit être en mesure de le faire partout et de parler à l’unisson sur les questions de sécurité et de défense.
Car la paix a été de tout temps et est toujours, selon les dires de Jean Jaurès, « le plus grand de tous les combats ». Et je sais combien vous avez pris part, depuis toujours, sans faille, avec sincérité et force, à ce combat.
Ce combat, c’est celui que nos aînés nous ont laissé en héritage. C’est le nôtre aujourd’hui. Car c’est en Europe que s’est joué il y a 100 ans le destin du monde. C’est en Europe que se jouent aujourd’hui notre destin et celui de nos enfants. C’est en Europe que nous devons développer notre connais- sance de l’histoire de la Grande Guerre et de notre histoire en général afin de faire découvrir à chacun des jeunes Européens ce qui le lie personnellement à cette histoire. Afin aussi d’assurer la cohésion de l’Europe.
Que ces commémorations accompagnent, sur le chemin de la confiance en l'avenir, de la défense de la paix et de la liberté, et de la foi en l’Europe, les jeunes générations encore à l’aube de leur citoyenneté. Monsieur le Grand Maître, mesdames et messieurs qui êtes réunis aujourd’hui, je sais pouvoir compter sur vous pour les guider sur ce chemin de la mémoire et de la paix. En nous invitant aujourd’hui à rappeler notre histoire et à revenir sur les valeurs qui sont au fondement de l’Europe, vous nous avez invités à puiser dans notre passé les raisons d’avoir foi en l’avenir et les moyens de le construire.
Très sincèrement, je vous en remercie.

Allocution de clôture de Monsieur Daniel KELLER
Grand Maître, Président du Conseil de l’Ordre du GODF

Monsieur le Ministre,
Monsieur le Député Maire, Mesdames et Messieurs les Elus, Cher amis,
Mesdames et Messieurs,
Monsieur le Ministre, dans les propos qui furent les vôtres, j’entends l’hommage que vous avez bien voulu rendre à la Franc-maçonnerie et plus particulièrement au Grand Orient de France. Vous avez rappelé l’œuvre des Francs-maçons dans la construction de la République et le combat qui fut le leur. En tant que Grand Maître du Grand Orient de France, je ne peux qu’être sensible à la reconnais- sance officielle qu’à travers vous, la République nous rend en ce jour à Reims. Et bien entendu ces propos, à un moment où la France connaît une résurgence de l’antimaçonnisme, acquièrent un retentissement d’autant plus fort.
L’antimaçonnisme, au même titre que l’antisémitisme ou que l’homophobie, ne sont aujourd’hui que les signes avant-coureurs d’une remise en cause plus profonde de la République. Nous ne saurions rester de marbre devant de telles évolutions. C’est notre devoir de nous mobiliser pour que les tensions présentes ne nous submergent pas un jour futur.
Dans le prolongement de ces inquiétudes évidemment, on ne pouvait faire l’impasse sur la question de l’Europe, l’homme malade de la civilisation démocratique à laquelle nous appartenons. Je remercie nos deux conférenciers pour leurs interventions très complémentaires, merci Madame de Keyser, merci Monsieur Wieviorka. A vous deux, vous avez incarné ce duo indispensable que forment le savant et le politique. Car c’est bien à la confluence de vos deux approches que se situe la réflexion prospective que nous devons conduire.
Les Francs-maçons ne peuvent rester indifférents au reflux actuel des idées européennes en raison de la pétrification bureaucratique et marchande d’une Europe fondée initialement sur une volonté de réconciliation des peuples.
Et tout naturellement, c’est à Reims que nous devions lancer ce débat, Reims ville martyre, Reims ville aussi où la réconciliation fut scellée.
Nul doute que les débats de ce jour auront contribué à placer la Franc-maçonnerie là où elle doit être ; à savoir susciter le débat, éveiller les consciences citoyennes et permettre ainsi que chaque homme et chaque femme préoccupés par l’avenir du monde dans lequel nous vivons se réappro- prient leur destin.
Mesdames et Messieurs je vous remercie pour votre attention.