Jacqueline Chabbi: «Le Coran reflète une société traditionnelle tribale qui était extrêmement pragmatique»
Pureté, violence intrasèque, dogmatisme… l’historienne Jacqueline Chabbi démonte les idées reçues à propos de l’islam en revenant sur les origines de cette religion, et notamment sur le «hiatus chronologique» entre la réalité des tribus du VIIe siècle, du temps de Mahomet, et son récit écrit deux à trois siècles plus tard.
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Une tresse de cheveux blancs qui fait sagement le tour de la tête et tranche avec l’épaisse veste en cuir élimé. Un volumineux sac à dos qui a fait, lui aussi, huit heures de train entre une maison de pêcheur de Doëlan, dans le Finistère, et Libération, à Paris. D’origine bretonne, Jacqueline Chabbi, historienne, a grandi en région parisienne. Elle y apprend ses premiers mots d’arabe de ses camarades algériennes. La nationalisation du canal de Suez en 1956 et l’expulsion des Juifs égyptiens est curieusement un des épisodes décisifs de son parcours atypique : un ami égyptien de sa mère arrive alors en France et lui enseigne l’alphabet arabe. Elle est une des rares agrégées d’arabe qui ne soit pas passée par Langues O (l’Institut national des langues et civilisations orientales). Elle a eu pour professeurs les derniers grands orientalistes, comme Régis Blachère qui enseignait la littérature arabe du Moyen Age à la Sorbonne et à qui on doit une traduction critique du Coran. Elle publie aujourd’hui les Trois Piliers de l’islam (Seuil), qui replace le discours coranique de Mahomet dans son contexte d’origine, la société tribale du début du VIIe siècle, et montre que le divin est lié à l’humain et à ses nécessités vitales.
Aujourd’hui, les jihadistes revendiquent un islam pur qui serait celui des origines. Quels sont les points communs entre les combattants de Daech et ces premiers «musulmans» ?
Aucun. Les jihadistes ont une représentation sacralisée du passé. La communauté musulmane idéale qu’ils imaginent, formée de pieux compagnons, n’a jamais existé. Le plus grave, c’est que des jihadistes, mais aussi des musulmans, et même des non-musulmans ont en tête cette représentation faussée.
Malheureusement, on ne peut pas accéder à une factualité concernant cette période, il s’agit donc de séparer le mythique de l’historique. Je travaille sur les imaginaires et les représentations, mais à partir d’indications concrètes dans les textes qui renvoient à la vie matérielle. Nous sommes face à une histoire sacrée qui non seulement est écrite deux ou trois siècles après, mais surtout dans une société qui n’a plus rien à voir avec celle du VIIe siècle.
C’est ce que vous appelez le «hiatus chronologique» sur lequel repose le récit coranique…
La difficulté face à cette réécriture du passé est de décrypter les intentions des auteurs des textes pour tenter de retrouver une vraisemblance historique. Le Coran reflète une société traditionnelle tribale qui était extrêmement pragmatique. Mais quand l’islam intègre au IXe siècle des populations extérieures, il entre dans un tout autre modèle social. On se fabrique alors le fantasme d’un passé idéal. Le corpus désigné comme «paroles prophétiques» s’invente dans ce nouveau contexte.
A quoi ressemblait la société de cet islam premier ?
Le but premier des familles patriarcales que sont les tribus est de survivre en milieu hostile. Il n’y a pas de structure contraignante : ni police ni tribunaux. L’environnement du désert fait que leur mode de vie est cantonné aux problèmes pratiques. Marquées par un imaginaire de survie, les tribus sont donc régies par des rapports de solidarité et d’alliance. Les membres de cette société n’ont pas les moyens d’envisager ou de s’intéresser à l’eschatologie [l’étude de la fin du monde, ndlr], ils n’ont que faire d’un paradis ou d’un enfer. Dans la première période, être musulman signifiait seulement «entrer dans l’alliance d’Allah». Les tribus y entraient par la négociation, voire le chantage. Pour faire partie de cette alliance, il fallait être d’accord. Dès qu’on n’y avait plus intérêt, on sortait de l’alliance. Si l’islam était resté dans ce système d’alliances consensuelles, il n’existerait plus aujourd’hui. La sortie d’Arabie, ce sont des conquêtes de razzias. Leur but n’était pas de convertir le monde à l’islam mais de faire du butin. Il fallait que cela leur rapporte ici et maintenant.
Certains analystes font de la violence une caractéristique intrinsèque à l’islam…
On peut faire dire ce que l’on veut à un texte sacré. On pourrait tout aussi bien appliquer cette idée au judaïsme, l’Ancien Testament contient beaucoup de violence. Cette violence reflète en effet les conflits terribles entre Babyloniens, Assyriens, Achéménides, pharaons… Mais les écrits anciens donnent aussi à lire un discours violent qui ne correspond pas à l’action réelle. Cette représentation de la violence est souvent dans la surenchère afin de compenser une action impuissante. On ne fait pas ce que l’on dit. Quand les tribus sortent d’Arabie, elles ne massacrent pas, non pas pour des raisons morales, mais parce que leur culture, leur mentalité, est de laisser en vie pour que cela rapporte. Et aussi parce que les hommes d’Arabie étaient soumis à la loi du talion. Donc on ne tue pas, sinon on risque un autre crime en retour. Les premiers «musulmans» voulaient juste que les populations se tiennent tranquilles et leur payent un tribut. Ce qu’elles pensaient ou ce à quoi elles croyaient ne faisait pas partie de leurs préoccupations. Pendant un siècle et demi, les conquis ne pouvaient même pas se convertir. Pour devenir musulman, il fallait être accepté comme membre rattaché dans une tribu issue de la péninsule Arabique ; devenir musulman, c’était entrer dans une alliance d’abord sociale, ce qui n’était évidemment pas donné à tout le monde.
Que désigne le jihad dans le discours coranique d’origine ?
Il n’y a pas de notion de guerre sainte pour les califats arabes, Omeyyades ou Abbassides, mais seulement une guerre classique entre des empires. Au départ, jihad est un mot très ordinaire qui signifie «faire un effort pour aboutir à un résultat». La première allusion dans le Coran parle de parents qui font le jihad contre leurs enfants afin qu’ils ne rejoignent pas Mahomet. Il y a deux versets très clairs à ce sujet. Quand le Prophète arrive à Médine, il a besoin de volontaires pour mener une action, le jihad devient alors «faites un effort pour me rejoindre» ou «soyez volontaire». Mais cela ne doit reposer que sur la volonté de l’individu. Certains, même, s’engagent puis trouvent cela trop dangereux et abandonnent. Le jihad devient alors une sorte de serment pour faire une action déterminée.
Vous remettez également en question l’image d’un Mahomet chef de guerre…
Il faut envisager Mahomet non comme un prophète mais avant tout comme un homme de tribu. Peut-être était-ce un illuminé, en tout cas un homme habité par des convictions qui souhaitait faire rentrer sa tribu dans la bonne alliance. La société tribale était, par ailleurs, très égalitaire : ni titres ni seigneurs, tout le monde est habillé de la même façon et s’appelle «untel fils de untel». Il existe quelques préséances, mais qui se décident à partir d’une généalogie, d’un charisme, et aussi par une prédisposition à convaincre. Le chef tribal n’est pas un chef de guerre, il doit être avant tout un conciliateur, être capable de faire accepter les compromis. L’Amir [l’émir, ndlr], celui qui mène les opérations guerrières n’est pas le chef tribal. Il n’est Amir que le temps de mener l’action qui lui a été confiée. Il occupe une fonction temporaire. Il faut rappeler que ce sont des sociétés où n’existe aucun pouvoir de contrainte. Tout repose sur le consensus. Un autre attribut du chef est la faculté de distribuer, de donner. Cela se retrouve dans le devoir de partage et de générosité, qui est très important dans l’islam.
Comment les interprétations ont-elles pu changer à ce point ?
Ce sont les conquêtes qui les ont obligés à penser autrement. Ce qui a été défini par une société première qui a disparu est réécrit par une autre société, non pas celle des Bédouins, mais celle des convertis. Ce sont les Abbassides qui vont rompre avec le modèle tribal et instaurer une logique impériale, avec donc une hiérarchie, des contraintes, une idéologie et un dogmatisme qui ne donne plus la préséance aux tribus. C’est seulement à ce moment-là que se construit l’islam tel que nous en avons l’image aujourd’hui. Les convertis ont aussi transformé le modèle originel car ils ont une pratique religieuse antérieure qui va influencer leur façon de pratiquer l’islam. Beaucoup sont d’anciens chrétiens et trouvent ainsi un espace dans lequel on parle quand même de la Bible, de Jésus… Ils vont importer dans l’islam leur manière de penser et de vivre le religieux.
Pourquoi seulement trois piliers de l’islam dans votre ouvrage, et non les cinq que l’on connaît (profession de foi, prière, don, jeûne, pèlerinage) ?
Les fameux cinq piliers n’existent pas historiquement. C’est une représentation dogmatique qui date du IXe et du Xe siècle. J’ai déterminé ces trois piliers que sont l’alliance, la guidance et le don parce que ce sont les principales fonctions qui structurent le vivre ensemble dans la société tribale d’Arabie.
La guidance joue un rôle fondamental dans l’environnement hostile que vous décrivez…
L’Arabie occidentale, où se trouve La Mecque, est une région reculée, entre mer et montagne, loin des routes commerciales. La guidance est donc un thème spécifique à ce terrain contrairement à l’alliance qu’on trouve dans d’autres milieux. On ne s’aventure pas facilement dans le désert. En Arabie, tous les chemins ne mènent pas à Rome, il n’y a qu’une route possible, et si on ne la trouve pas, on est mort. Le paysage est volcanique. Des zones de chaos basaltique s’étendent sur des centaines de kilomètres, on ne peut pas les traverser, il faut en faire le tour. Cela a une grande influence sur l’islam coranique qui est très marqué par sa géographie. La Mecque n’existe que parce qu’un jour, dans un endroit totalement aride, on a trouvé un point d’eau. Ce n’est pas une oasis. Tout ce qui est improbable dans ce milieu hostile était vu comme cachant une puissance surnaturelle. Mahomet était tout sauf un grand caravanier, il avait donc besoin des Bédouins pour suivre les pistes. On peut schématiser en disant qu’au Proche-Orient le dieu est un pasteur, et en Arabie, étant donné la géographie hostile, c’est un dieu de guidance.
Vous expliquez d’ailleurs que l’islam est la seule des religions monothéistes qui n’ait pas été confrontée à l’émergence d’une pensée critique. Pourquoi ?
Le judaïsme comme le christianisme ont été, à travers des schismes internes douloureux, soumis à la critique. Qu’il s’agisse de l’archéologie ou de l’histoire des mentalités, de nouveaux savoirs ont exploré le passé afin de séparer le mythique de l’historique. Adam est devenu le premier homme du mythe, pas celui des historiens ou des anthropologues. Force est de constater que le travail accompli par les universitaires sur le religieux et son historicité dans le judaïsme et le christianisme n’a guère touché l’islam jusqu’à présent.
Le problème, c’est que le discours critique ne peut se dire à l’intérieur de l’islam, sauf à encourir les foudres de responsables religieux, voire politiques. On reste dans une histoire sacrée, encombrée de tabous et d’interdits.
Les travaux de Duby, Le Goff, Foucault ou Barthes m’ont beaucoup inspiré. Je ne comprends d’ailleurs pas pourquoi leurs méthodes qui permettent de décrypter les sociétés et les imaginaires ont été utilisées sur des périodes comme l’antiquité ou sur le Moyen Age occidental et pas sur les débuts de l’islam. Comme tout autre texte sacré, le Coran en lui-même ne dit rien, ce sont les individus qui l’interprètent.
(1) Le Seigneur des tribus : l’islam  de Mahomet, éd. CNRS, 1997-2013 ; Le Coran décrypté : figures bibliques en Arabie, éd. Fayard, 2008.