La Démocratie a intronisé Ubu à la Maison Blanche, Néron s’amuse au Kremlin ; sous le ciel de Carcassonne, tandis que le jour se lève comme on lève le gibier, un délinquant prétend avoir reçu une révélation ; il sort son arme et court à sa perte. Un héros donne sa vie pour sauver un otage, l’otage culpabilise et la nation entière est endeuillée. L’effroi et l’émoi marchent au pas pour cadencer le pouls d’une époque tourmentée, livrée sans ambages à ses propres démons. Mercredi dernier, au théâtre de Liège, le père d’un kamikaze me confie : « Je vis un enfer ». Il pose sur moi des yeux aux abois, chargés de ténèbres, de honte et de résignation. A la gare de Munich, une semaine plus tôt, un contrôleur s’interdit de me regarder. « I was wondering if you could help me, sir », lui dis-je dans un anglais béquillard. Arc-bouté contre un chariot, il fixe un point au loin et fait comme si je n’existais pas. Son attitude m’a renvoyé au livre de Primo Levi, Si c’est un homme. Pourtant la veille, au Kammerspiele où j’ai été convié à la première de l’adaptation théâtrale de mon roman L’Attentat, un public enthousiaste m’a fait un bel accueil. Que retenir de mon séjour bavarois ? Si j’ai choisi de ne frémir qu’aux ovations d’un public acquis, d’autres s’attarderaient sans doute sur l’attitude du contrôleur parce que la veille personne ne les a célébrés comme moi. Une tête brûlée pourrait mettre le feu aux poudres de toutes les colères et de tous les rejets. Ainsi naissent les amalgames et s’accélèrent les raccourcis. Que faire ? Comment se situer dans un monde d’illusionnistes où l’on s’évertue à nous faire prendre un canasson pour une licorne, où les diatribes sont élevées au rang des prophéties et les consciences savamment muselées ? Que dire d’une humanité ayant confié son destin à une énormité foraine qui a une main dans chaque conflit et le doigt sur le bouton nucléaire ? Qu’attendre des lendemains faits d’exodes massifs, de guerres absurdes et d’extrémismes claironnants lorsque le racisme se découvre une légitimité et la discorde un hymne ?... L’éveil ! Tout simplement. L’éveil, nécessairement... L’éveil à soi-même, à la responsabilité de tout un chacun, à l’importance de notre libre arbitre au lieu de déléguer nos angoisses et nos doutes aux manipulateurs de tout poil. L’éveil à la nature des choses, immuable et souveraine : si le monde est imparfait, à nous de savoir négocier ses imperfections. L’éveil à cette vérité éternelle : nous sommes les seuls artisans de nos rêves et les seuls fossoyeurs de nos quiétudes, et il nous appartient, à nous, et à nous seuls, de décider de notre sort. Rien ne nous interdit d’aimer de chaque folklore un pas de danse ; rien ne nous empêche d’aller au bout du monde nous faire des amis. En dressant des remparts chimériques autour de nos hypothétiques abris, nous ne faisons qu’étouffer l’essentiel de notre audience puisqu’il n’est de frontières entre les Hommes que dans l’étroitesse des esprits. Ecartons nos œillères et nos bras, et nous soulèverons les montagnes ; écoutons nos cœurs et nous les entendrons battre la mesure de nos prières pour que la vie n’ait de sens que lorsque tous les bonheurs seront partagés. Aura vécu pleinement sa vie celui qui a compris que le plus grand des sacrifices est de continuer d’aimer la vie malgré tout. Tournons le dos aux gourous de malheur, ne prêtons l’oreille qu’aux appels fraternels, n’élisons nos idoles que parmi ceux qui nous font rêver car ce qui nous émerveille nous grandit, et sachons, une fois pour toutes, que nous n’avons pour destin commun que la portée de nos choix. 

Yasmina Khadra
pour Boomerang

 Pour en avoir plus: https://fr.wikipedia.org/wiki/Yasmina_Khadra

 

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